Repenser la pauvreté en Europe
Les politiques les mieux intentionnées et les mieux conçues peuvent n’avoir aucun effet si elles ne sont pas mises en oeuvre correctement.
Sylvie GOULARD, députée européenne, présidente de l’intergroupe « Extrême pauvreté et droits de l’homme – Comité quart monde » du Parlement européen
Article paru dans La Croix du 6 novembre 2011
Comment vivent les personnes pauvres ? Qui sont-elles ? Les décideurs n’en savent souvent pas grand-chose. D’où le manque d’efficacité des politiques destinées aux plus défavorisés.
À l’heure où la Commission européenne propose de créer un Fonds européen d’aide aux plus démunis au sein de l’UE, « repenser la pauvreté » en Europe est plus que jamais nécessaire.
Repenser la pauvreté [1], l’ouvrage des deux économistes du développement du MIT, à Boston, Abhijit Banerjee et Esther Duflo, invite à faire un bilan sans complaisance, mais donne aussi une espérance : il n’y a pas de fatalité à la misère. Ce sont trop souvent les erreurs humaines qui l’aggravent ou l’entretiennent.
Lauréats du prix Financial Times- Goldman Sachs Business Book of the Year en 2011, les auteurs racontent leurs études de terrain, au contact des plus démunis, dans de nombreux pays. Ils invitent à une proximité qui manque cruellement dans les politiques menées par l’UE, comme par la plupart des États et des organisations internationales. Leur message, fondé sur des méthodes d’investigation scientifiques, rejoint l’intuition du P. Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde : le respect des pauvres, dans leur dignité, la prise en compte de leur aptitude à déterminer ce qui est bon pour eux, voilà l’essentiel.
À l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre dernier, l’intergroupe du Parlement européen « Extrême pauvreté et droits de l’homme – Comité quart monde » a organisé une rencontre sur ce sujet. Parmi les participants, des personnes démunies, formées au dialogue par ATD Quart Monde, des élus, des fonctionnaires de la Commission et du Parlement, des ONG, des religieux, des laïcs.
Parmi les intervenants, des personnalités très diverses : Abhijit Banerjee, l’un des deux coauteurs de Repenser la pauvreté, Benoît Coeuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne, ou encore Diana Skelton, déléguée adjointe de l’association ATD Quart Monde.
Aujourd’hui, plus de 115 millions de personnes sont menacées de pauvreté au sein de l’Union européenne ; elles se sentent exclues des politiques qui les concernent, impuissantes à freiner leur marginalisation.
Loin d’être seulement en quête d’argent ou de prestations sociales, ces citoyens désirent surtout être reconnus. Reconnus pour leur connaissance de la misère et du meilleur moyen d’y remédier, reconnus pour leur capacité à participer, eux aussi, à la vie en société et à la création de richesses. Ils demandent qu’on n’ajoute pas à leurs déboires des décisions aussi infamantes, par exemple, que le retrait de leurs enfants. Ils réclament un autre regard sur leurs besoins et leurs désirs, ce qui permettrait peutêtre de les remettre plus vite sur pied.
Comme le déclarait très justement Abhijit Banerjee lors de la conférence organisée par l’intergroupe, « nous faisons l’erreur de comparer la vie des personnes pauvres à la nôtre ». Le problème n’est pas la lutte contre la pauvreté en ellemême, mais la manière dont nous luttons. Selon les termes de Benoît Coeuré, « la pauvreté en Europe est moins importante que dans d’autres parties du monde, mais elle n’est pas en déclin ». En effet, les pays riches ne sont pas épargnés par la misère.
Que pouvons-nous faire pour remédier à cette situation préoccupante ? Plusieurs idées intéressantes ont été exposées le 17 octobre dernier.
La première, avancée par le représentant de la BCE, serait de créer des politiques de lutte contre la pauvreté créatives et innovantes. Et de mieux expliquer comment la maîtrise de l’inflation, la stabilité de la politique monétaire, bénéficient aux plus modestes. Dans ce contexte, la BCE peut jouer un rôle de stabilisateur.
La deuxième, proposée par le député européen Jürgen Klute, serait de favoriser la croissance et l’emploi sans pour autant contester le bien-fondé des mesures d’austérité, à une époque où les coupes budgétaires sont de rigueur.
Privilégier la qualité de la dépense publique, réduire les dépenses publiques inutiles afin d’allouer les ressources disponibles aux politiques les plus indispensables, telles devraient être nos priorités. Dans plusieurs États européens, cet exercice de « revue des dépenses » reste à faire.
« Les politiques les mieux intentionnées et les mieux conçues peuvent n’avoir aucun effet si elles ne sont pas mises en oeuvre correctement. » Telle est la leçon que nous pouvons tirer du livre d’Abhijit Banerjee et d’Esther Duflo.
C’est en ayant à l’esprit cette maxime que nous devrons mettre en place le Fonds européen d’aide aux plus démunis. Une dotation de 2,5 milliards d’euros jusqu’à 2020 constitue une somme considérable. L’initiative est bienvenue, mais encore faut-il garder à l’esprit les attentes, la demande de respect de leur dignité de ceux à qui il est destiné.
Photo :Samuele Pellecchia/The New York Times/rEdux/rea
[1] Éditions du Seuil (2012)