« Ang Galing ! » : une histoire Tapori des Philippines
Dans le monde, les enfants qui grandissent dans la pauvreté ou dans les classes moyennes ont rarement l’opportunité de se rencontrer. Tapori est un réseau d’amitié entre tous les enfants qui permet de changer cela. Sa lettre bimensuelle partage des histoires vraies du point de vue des enfants qui vivent dans des situations de pauvreté.
L’histoire Tapori qui suit, « Ang Galing ! », a lieu dans une communauté d’habitations informelles sous un pont de Manille. « Ang Galing ! », qui signifie « Génial ! » en Tagalog, est le nom de notre projet d’alphabétisation. Il offre une expérience d’enseignement positive pour les enfants qui ont une scolarité difficile ou ne vont pas à l’école. Il arrive que certains aient abandonné en cours d’année scolaire ou n’aient pu s’inscrire. Coordonné par Guy Malfait, volontaire permanent d’ATD Quart Monde, ce projet d’alphabétisation est mené à la fois dans la communauté sous le pont et dans un grand cimetière public où vivent de nombreuses familles sans abri, faisant office de « gardiens » des mausolées. Les animateurs du programme sont tous bénévoles. Certains sont issus de la communauté et savent personnellement combien il peut être difficile d’apprendre quand il faut lutter au quotidien. En insistant sur le développement d’un lien personnel avec chaque enfant et sa famille, « Ang Galing ! » accroît la confiance en eux des enfants.
Ang Galing ! (“Génial!”)
par Marie Ricana et Guy Malfait
«Ohé, il y a quelqu’un? »
« Ah, Kuya1 Marko, c’est vous. » La voix venait d’un des côtés de la cabane. Marko vit une petite femme qu’il reconnut comme étant Ate2 Luz, assise sur une chaise en bois. Elle avait devant elle une grande bassine en plastique pleine de bulles – elle était blanchisseuse. Elle appela son fils : « Ronnie ! Kuya Marko est là ! »
Un petit garçon de six ans portant un bébé dans ses bras pointa son visage de derrière un vieux panneau de contreplaqué. Son visage s’illumina d’un grand sourire : « Kuya Marko ! Kuya Marko ! »
Marko fit signe à l’enfant : « Salut Ronnie ! La forme ? » Marko se tourna vers la mère du garçon : « Ate Luz, vous savez que, tous les mercredis, Ang Galing anime l’atelier pour les enfants. Est-ce que Ronnie peut se joindre à nous aujourd’hui ? »
Ate Luz, penchée sur sa lessive, ne répondit pas tout de suite. Puis elle soupira et releva la tête, l’air tourmenté. « Pour être honnête, Kuya Marko, j’aimerais bien pouvoir dire oui, mais aujourd’hui ce n’est pas possible. Je n’ai personne d’autre pour s’occuper du bébé. Vous voyez tous les vêtements, là ? Tant que je n’aurai pas terminé et que je n’aurai pas été payée, je ne pourrai pas acheter à manger pour mes enfants ce midi. Je suis désolée. »
A ces paroles, Ronnie baissa la tête d’un air accablé. Tout déçu qu’il soit, Marko comprenait la décision d’Ate Luz. Son mari passait la journée sur l’autoroute à vendre des bouteilles d’eau ou des cigarettes aux conducteurs coincés dans les bouchons et ne reviendrait qu’une fois qu’il n’y aurait plus de voitures, tard dans la soirée. Comme Ronnie était l’aîné de ses enfants, il était le seul à pouvoir l’aider tandis qu’elle essayait de gagner un peu d’argent elle aussi.
Soudain, Marko eut une idée. « Ate Luz, un instant, s’il vous plaît ! » Sortant son téléphone, Marko envoya un SMS à ses collègues qui, pendant ce temps-là, commençaient déjà l’atelier d’alphabétisation avec d’autres enfants. La réponse qu’il reçut une minute plus tard lui rendit le sourire.
« Ate, et si, aujourd’hui, je m’occupais de Ronnie ici au lieu que nous allions rejoindre le groupe ? Cela ne durera pas longtemps. »
Ate Luz hésita, l’esprit assailli par de nombreuses questions. Comment quelqu’un d’aussi grand que Marko pourrait-il s’asseoir avec eux, déjà entassés dans l’unique pièce de deux mètres carrés ? Est-ce que ses enfants allaient être sages ? Qu’allait penser Marko de la saleté, dont il était impossible de se débarrasser lorsqu’on habitait une cabane sous un pont ? En même temps, voyant l’excitation de Ronnie et de ses jeunes frères, Ate Luz ne pouvait pas refuser.
En entendant Ronnie piailler de plaisir, Marko se sourit à lui-même. Un seul élève au lieu d’un groupe entier, pour une fois, ce serait facile !
Et pourtant, vingt minutes plus tard, Marko dut admettre que donner un cours à Ronnie chez lui était bien plus difficile que ce qu’il avait imaginé.
Il était accroupi au centre de l’étroite pièce, Ronnie d’un côté, les deux plus jeunes de l’autre, et le bébé assoupi dans un carton posé dans un coin. Bien qu’on soit en fin de matinée, il n’y avait pas assez de lumière à l’intérieur pour que l’on puisse lire. Ronnie alluma donc une bougie.
Cet habitat minuscule, coincé entre d’autres cabanes du même ordre, était construit sous un pont, juste au-dessus des eaux d’un canal. Marko savait que s’il faisait tomber l’un de ses stylos ou une feuille de papier entre les lattes en bambou, l’objet irait se perdre dans les eaux noires juste en dessous. « La dernière fois, nous avons appris les voyelles, tu te souviens ? »
Ronnie opina du chef. Il prit le stylo et le papier que lui tendait Marko, écrivit lentement mais sûrement : « a – e – i – o – u ».
« Tu es sûr que tu n’en oublies aucune ? » le taquina Marko.
Le garçon hocha d’abord la tête, puis au bout d’une seconde, la secoua : « Euh, est-ce que je me suis trompé ? »
« Non, pas du tout ! C’est génial, Ronnie, tu apprends vite ! Tu dois avoir confiance en toi, tout comme moi, j’ai confiance en toi. » Et il serra chaleureusement le garçon contre lui.
Ronnie sourit et ouvrit la bouche pour répondre, lorsqu’ils entendirent le bébé se mettre à crier. Tout d’abord faibles et hésitants, les cris devinrent insistants. « Elle a faim, je vous demande un instant s’il vous plaît, » dit Ronnie en se levant. Dans un coin de la pièce, il prit un biberon, y versa du lait en poudre puis ajouta de l’eau. Secouant le biberon d’une main, de l’autre il souleva adroitement le bébé de son carton. Une minute plus tard, il se rassit par terre, berçant sa petite sœur qui buvait.
« Excusez-moi, Kuya Marko. Pouvons-nous reprendre la leçon ? »
« Je suis désolé, Ronnie, », soupira Marko, « je n’ai préparé que des choses à l’écrit. » Il réfléchit un instant. « Attends, donne-la-moi, comme ça tu pourras écrire ». Mais le bébé qui ne reconnaissait pas Marko se mit à pleurer dès qu’il la toucha.
Ronnie et Marko se regardèrent, découragés. Ils savaient que ça ne marcherait pas. Marko essaya de remonter le moral de Ronnie : « Ne t’inquiète pas, on en fera plus la prochaine fois. Et si je te laissais des exercices à faire tout seul ? Je te demande de les finir d’ici ma prochaine visite, d’accord ? »
Le garçon se redressa : « Génial, des devoirs, comme ceux qu’on donne aux enfants qui vont à l’école ? » L’idée lui plaisait. Ça semblait important.
« C’est ça, comme des devoirs. » Se levant, Marko sourit à Ronnie et lui demanda : « Tope-là ? »
Ronnie répondit avec un grand sourire : « Tope-là ! »
1En tagalog, la langue parlée aux Philippines, Kuya signifie « grand frère » et est une manière respectueuse de s’adresser à un homme.
2 Ate signifie « grande sœur » et est une manière respectueuse de s’adresser à une femme.
“Maman, maman ? Tu dors ?”
Ate Luz ouvrit les yeux. Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait commencé à somnoler tout en écoutant la radio, alors qu’elle massait ses articulations endolories.
L’espace d’un instant, Ate Luz se sentit abandonnée. Sans son mari, qui partait travailler de très bonne heure le matin pour ne rentrer que très tard le soir, les journées seule avec les enfants étaient beaucoup trop longues. Que ferait-elle sans Ronnie ?
« Maman ? » Ronnie s’inquiéta. Le visage de sa mère s’était brusquement durci, si bien qu’il se demanda s’il n’aurait pas dû la laisser dormir.
Une chanson se fit entendre à la radio, qui fit sursauter Ate Luz.
“Sana’y di magmaliw ang dati kong araw
Nang munti pang bata sa piling ni Nanay…”3
Les paroles lui firent mettre un terme à sa sombre rêverie. Que s’était-elle imaginé ? A six ans seulement, son fils était trop jeune pour porter le fardeau d’un adulte ! Avait-elle oublié son vœu ? Ate Luz se réprimanda toute seule, se rappelant qu’à la naissance de Ronnie, elle s’était juré de tout faire pour qu’il ait une meilleure vie qu’elle.
« Maman, est-ce que ça va ? » Ronnie commençait à avoir peur en voyant le visage de sa mère.
Ate Luz refoula ses larmes et sourit à son fils. « Tout va bien, ne t’inquiète pas. Je suis juste très fatiguée aujourd’hui. » Regardant les feuilles d’exercices sur le sol, elle demanda : « Qu’est-ce que c’est ? »
Intimidé, Ronnie tendit ses devoirs à sa mère. « C’est le travail que m’a donné Kuya Marko : m’entraîner à écrire les lettres et les chiffres. C’est super facile, Maman ! J’ai réussi à tout faire d’un coup dès que le bébé s’est endormi ! »
Ate Luz se souvint que pendant qu’elle repassait son linge et que le bébé dormait, le garçon s’était plongé dans ses feuilles. Elle examina les exercices et trouva tout juste. Elle tourna les pages, le cœur empli de fierté. « Génial, Ronnie ! C’est parfait. Oh, il y a une toute petite erreur ici, en épelant ton nom. »
« Oh non ! Je suis désolé, Maman », dit Ronnie, l’air bouleversé.
« Ce n’est pas grave, c’est déjà très bien, tu vas bientôt y arriver », dit Ate Luz en embrassant son fils. « Tu le referas avant d’aller te coucher. »
3 J’espère que ces journées de mon enfance / Passées avec ma mère / Ne disparaîtront ni ne s’évanouiront jamais »
« Ohé, il y a quelqu’un ? »
A sa visite suivante, quelques jours plus tard, Marko fut stupéfait. Ate Luz ne se trouvait pas à l’endroit où elle faisait habituellement la lessive, dehors, à côté du robinet. Était-elle malade ? Un voisin fit signe à Marko d’avancer sur le passage sombre qui menait entre les habitations sous le pont. Ate Luz était bien là. Penchée sur sa bassine, elle lavait le linge comme à son habitude. Mais pourquoi faisait-elle cela dans le noir, si loin du robinet ? Les seaux étaient lourds à porter sur ce si long chemin. Avait-elle changé ses habitudes suite à une dispute avec un voisin ?
Tandis que Marko se posait toutes ces questions, il entendit Ronnie et ses frères l’appeler de derrière le panneau de contreplaqué qui séparait la cabane du passage. Ate Luz essaya de pousser la bassine de manière à laisser un peu de place à Marko.
C’est alors que deux jambes apparurent en haut et descendirent d’une petite échelle. C’était Ate Myra, le bébé d’Ate Luz dans les bras. Marko la connaissait bien. Son fils avait participé à l’atelier d’alphabétisation l’année précédente et s’était depuis inscrit à l’école.
« Ça y est, elle a fini par s’endormir ! » s’exclama Ate Myra. « Oh, Kuya Marko, pardon, je ne vous avais pas vu. Comment allez-vous ? »
« J’anime toujours l’atelier d’Ang Galing pour les enfants le mercredi. » Se tournant vers Ate Luz, Marko hésita avant de demander doucement : « Pensez-vous que cette fois-ci, Ronnie pourrait se joindre à nous ? »
Ronnie jeta à sa mère un regard plein d’espoir.
Ate Luz sourit : « Bien sûr, aucun problème ! Mets d’abord une chemise propre. »
« Tu es sûre, Maman ? Qui va s’occuper du bébé ? »
« Voilà pourquoi je me suis installée à cet endroit ! D’ici, je peux voir tous les enfants. Et Ate Myra a promis de m’aider si le bébé faisait des histoires. Nous en avons parlé hier soir. A présent, dépêche-toi et mets tes tongs, Ronnie. Kuya Marko t’attend ! »
Souriant aux deux femmes, Marko les remercia avec gratitude : « Ate Myra, votre serviabilité est un véritable cadeau. »
Elle répondit elle aussi d’un sourire : « C’est ce qui fonde notre amitié ! Merci pour ce que vous faites pour nos enfants ! »
Dès que Ronnie et Marko furent sortis du passage pour rejoindre les autres enfants participant à l’atelier d’Ang Galing, Ronnie montra ses devoirs à Marko.
«Génial, Ronnie ! », dit Marko en regardant les feuilles.
« Maman a dit que c’était tout juste ! »
Marko approuva.
« Sauf pour mon nom, ajouta Ronnie, montrant le passage qu’il avait raturé. Mais ensuite elle m’a appris à l’écrire comme il faut. Regarde. » Le garçon tourna les pages et montra toute une liste de noms barrés, à l’exception du dernier, écrit correctement. « J’oublie tout le temps comment faire, mais Maman dit que c’est une histoire d’entraînement, et que je vais finir par m’en souvenir. »
Ronnie rit timidement.
«Génial, c’est vraiment super ! Tu aimes beaucoup ta Maman, non ? »
Ronnie approuva avec un grand sourire : « ça, oui, alors ! »