Une philosophie comme support d’action
Article écrit par Bruno Dabout, délégué général d’ATD Quart Monde.
Dans cet article, Bruno Dabout présente l’expérience d’une philosophie élaborée par des membres du Mouvement international ATD Quart Monde avec des chercheurs universitaires. Il décrit les principales contributions des participant·e·s durant les différentes étapes du Séminaire de philosophie sociale.
Cet article inaugure une série d’autres articles qui seront publiés chaque mois sur le site du Mouvement international d’ATD Quart Monde. Ces textes présentent les réflexions développées lors des rencontres du Séminaire de philosophie sociale.
Les 9 et 10 décembre 2022, un colloque de philosophie sociale a été organisé par le Mouvement ATD Quart Monde, en partenariat avec des chercheurs d’universités de sciences humaines et sociales, à l’université Paris Cité.
Cette rencontre concluait trois années de séminaires avec des militants Quart Monde, des allié·e·s, des volontaires permanents et une dizaine de philosophes français·e·s ou belges de diverses universités1 Les organisateurs et organisatrices proposaient que cette réflexion philosophique franco-belge soit partagée et débattue avec les près de 160 personnes qui ont participé au colloque (parmi elles, de nombreux chercheurs latino-américains et africains).
Pourquoi faire de la philosophie quand on est engagé dans la lutte contre l’extrême pauvreté ?
Certaines idées peuvent être de réels obstacles à la lutte contre l’extrême pauvreté comme celles qui séparent les « bons pauvres » des « mauvais pauvres. »
D’autres, au contraire, sont des supports d’action pour lutter contre la grande pauvreté.
Comme le changement politique est précédé du changement culturel, il ne peut y avoir de lois, de programmes ou de mises en œuvre de lois sans y avoir d’abord des changements de mentalités, de manières de parler et de réfléchir.
Pourquoi et avec qui faire de la philosophie ?
Quand le séminaire a commencé, les personnes dont la philosophie n’est pas le métier (praticiens, volontaires et alliés) avaient peur. Elles se demandaient : est-ce que je peux, est-ce que j’ose réfléchir avec des philosophes ? Les militants Quart Monde se posaient une question de plus : « est-ce que je peux apporter une réflexion considérée comme intéressante, comme quelque chose qui apporte aux autres ? »
Parallèlement, pour les philosophes, réfléchir avec des praticiens et des personnes qui ont vécu de grandes injustices représentait également un défi. Il y avait une inquiétude : la légitimité d’oser réfléchir avec des militants ayant une expérience de l’extrême pauvreté. En même temps, un philosophe a explicité que réfléchir avec des militants Quart Monde, c’était un rêve de philosophie sociale. Ainsi, après trois ans de frottements et parfois de frictions, tous ont réussi à faire chemin ensemble, à présenter le fruit de ces travaux et à dialoguer avec le public du colloque composé d’universitaires, de praticiens et de quelques militants Quart Monde.
L’injustice liée au savoir
Intitulés « résistances », « l’injustice liée au savoir » et « le droit aux droits », trois textes collaboratifs ont été rédigés. Ce sont des textes matrices car ils ont été coécrits par des personnes venant d’univers différents, des bases de connaissance triplement validées dans le sens où des universitaires, des praticiens et des militants ayant une expérience vécue de la pauvreté en sont conjointement les auteurs. Dans le présent article, on présente « l’injustice liée au savoir » et « la résistance » car ce sont les deux premiers thèmes repris dans la série d’articles publiés, chaque mois, sur le site international d’ATD Quart Monde.
On dit souvent que l’éducation est une clef pour sortir de la pauvreté. Pourtant, l’injustice liée au savoir peut entraver l’accès à l’éducation. On ne la prend d’ailleurs pas en compte dans les objectifs de développement durable adoptés par l’ONU, dans les programmes ou les projets des grandes fondations ou dans les programmes d’action de lutte contre la pauvreté portant sur le droit à l’éducation.
Il est indispensable de décrire précisément les dimensions de l’injustice liée au savoir et ce texte collaboratif en fait une description très précise :
- – Les injustices de témoignage : lorsque les personnes en situation de grande pauvreté ne sont pas crues par leurs interlocuteur·trice·s
- – Les injustices d’interprétation : L’expérience des personnes en situation de pauvreté est toujours interprétée par d’autres. L’interprétation des plus pauvres ne peut être dite, entendue et prise en compte.
- – L’injustice d’appropriation : les innovations créées en milieu de pauvreté échappent finalement aux personnes en situation de pauvreté et ne sont reprises que par d’autres. Si c’est formidable que les choses inventées en milieu de pauvreté servent à d’autres, encore faut-il qu’elles continuent à servir à des personnes en situation de pauvreté.
- – L’injustice de transmission : Dans de nombreuses familles, les dossiers judiciaires de placement (dans les pays d’Europe occidentale, par exemple) remontent sur plusieurs générations et chaque dossier reste à charge, contre la génération suivante. Le droit conserve les dossiers. Par contre, il interdit aux familles de conserver leur mémoire. On ne peut pas transmettre à un enfant placé l’histoire de sa famille, il n’y a pas de transmission des actes de résistance à la misère dans les familles touchées par la séparation parents-enfants, mais aussi par la séparation de frères et sœurs à la suite de mesures de placement. On construit une mémoire punitive, la mémoire des mesures qui ont été prises, et on efface une mémoire libératrice, celle que peuvent avoir des frères et sœurs, ou encore des parents, sur ce qu’ils ont mené contre cette misère qui frappe au quotidien.
- – L’injustice de contribution : « Le fait de ne pas être considéré comme porteur de connaissance a pour effet que les personnes ne se considèrent pas elles-mêmes comme telles et développent un sentiment d’infériorité. »2. Et avec le temps, « l’injustice liée au savoir a pour effet d’imposer au groupe victime les catégories de dominants pour se penser et se raconter. »3
La « colonisation de la pensée »
Pourquoi n’est-il pas toujours possible aux personnes prises dans des rapports qui les assujettissent de « parler en vérité » ? Ou plutôt :
Pourquoi ne leur est-il pas possible d’apporter leur vérité ?
À ce sujet, le philosophe noir américain W.E.B. Du Bois apporte une interprétation puissante. Il remarque que les Noirs, même après la fin de l’esclavage, se voient à travers le regard des Blancs qu’ils ont intériorisé, et risquent de transmettre à leurs enfants un sentiment d’infériorité. Mais le même philosophe remarque aussi que cette intériorisation d’un sentiment d’infériorité est rarement totale. Tantôt la personne réfléchit à partir de la manière de penser des dominants, tantôt elle réfléchit à partir de la logique de sa communauté, laquelle est ancrée dans son expérience de résistance à la domination.
Ce philosophe utilise l’expression « colonisation de la pensée » : quand on se met à prendre le regard des Blancs alors qu’on est noir et qu’on intériorise que les Noirs seraient inférieurs aux Blancs. Quand on intériorise ces regards, si on est en situation de pauvreté, on se sent inférieur aux autres. Et il utilise l’expression « conscience dédoublée » pour dire aussi que ce n’est pas tout le temps comme ça. Il y a des moments où on se révolte contre ce sentiment de supériorité que d’autres ont sur vous. Ces concepts permettent de comprendre et donnent des clefs pour mener des programmes d’action qui libèrent.
Résistances
Une autre réflexion déterminante pour l’action est celle de la reconnaissance des formes de résistance particulières développées par les personnes ayant une expérience vécue de l’exclusion sociale. Avant même de rejoindre une résistance organisée dans une lutte collective, il y a une résistance de persévérance, une endurance des personnes au quotidien face à tous les pouvoirs.
- Le texte Résistance effectue une distinction entre cette résistance d’endurance, entre la résistance au pouvoir et la lutte politique. Il fait remarquer que quand on est au niveau de la résistance au pouvoir et de la lutte politique, il ne s’agit plus de suspendre les modalités de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire de résister en essayant d’empêcher qu’il y ait un effet, mais de les transformer, voire de les abolir, donc il fait ces distinctions en sachant que souvent cette résistance persévérance n’est pas vue. On ne voit la résistance que quand elle est une résistance au pouvoir et organisée dans de l’action collective.
Il faut donc faire connaître cette résistance d’endurance qui est en amont d’une lutte contre la pauvreté organisée. Nous devons faire connaître ces situations qui sont, selon l’expression utilisée dans le colloque, de naturalisation ou de normalisation, des situations qui sont absolument anormales et qui ne sont absolument pas naturelles. Nous devons nous efforcer de les faire découvrir à des personnes qui ne sont pas dans le quotidien de la lutte contre la pauvreté ou qui sont dans un quotidien de lutte contre la pauvreté avec de grandes ornières parce qu’ils et elles ne voient pas l’apport que les personnes en situation de pauvreté peuvent faire dans la lutte contre la pauvreté.
Un grand défi
Essayer de transmettre un séminaire de philosophie, c’est un grand défi ! Il y a eu une densité d’idées dans ces textes extraordinaires que je vous invite à découvrir quand ils seront publiés. Mais avant, sur le site international, vous aurez aussi la possibilité d’en savoir plus en lisant une série d’articles mensuels présentant le Séminaire de philosophie sociale. Il existe aussi des petites vidéos sur la chaîne YouTube du Mouvement international ATD Quart Monde et une retransmission du colloque en replay.
- Fred Poché de l’Université de Strasbourg, Emmanuel Renault de l’université Paris-X Nanterre, Marie Garrau de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Cécile Lavergne de l’Université de Lille Jacques Fierens – Université de Namur Stanislas, Jullien Guillaume Le Blanc de l’Université de Paris-Diderot, JOUSSET David de l’Université de Bretagne Occidentale.
- page 18 du texte « l’injustice liée au savoir »
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