A la rencontre des familles les plus en difficultés parmi les roms du Val d’Oise
Depuis douze ans je rencontre des familles roumaines Roms dans le département du Val d’Oise en France. Si ces familles vivent dans le dénuement, à l’écart des villes, regroupées sur des terrains squattés et en caravanes ou dans des baraques, on découvre en les rencontrant dans la durée des différences de conditions de vie entre elles. Il y a celles qui parlent français, celles qui ne le parlent pas, celles qui ont un véhicule, celles qui n’en ont pas, celles qui récupèrent de la ferraille, celles qui ne le font pas, celles qui ont une caravane, celles qui n’en ont pas.
En fréquentant régulièrement les habitants installés sur ce terrain situé sur une commune du Val d’Oise , j’ai remarqué une famille parmi les autres. Les parents ont la cinquantaine, deux adolescentes, deux aînés sont en couple avec enfants, un ici, l’autre en Roumanie.
Elle est la seule à avoir construit une baraque. Une baraque entourée/envahie de plein de choses, plus ou moins cassées, une table avec de la vaisselle, de la nourriture, des papiers, des bouteilles plastique vides. Chaque fois que je vais là, je fais le tour des caravanes et je veille à avoir du temps pour m’arrêter chez eux. Prendre le temps de les rencontrer, de créer des liens.
Très vite, j’ai entendu qu’ils parlaient très fort entre eux. En approchant de leur baraque, j’ai entendu crier. Je ressentais une violence latente. Témoin de cris entre eux, en fonction de leur force et de l’énervement, je pouvais repartir pour revenir une demi-heure après ou le lendemain, je pouvais tenter un mot d’humour qui détendait l’atmosphère, ça c’était quand les cris n’étaient pas trop forts.
Les disputes de Mr et Mme C. sont fréquentes entre eux et aussi avec les autres occupants du terrain. Le fils D., né en 1989, père de trois enfants a aussi des accès de violence, il peut frapper. Sa compagne le sait ! J’ai été la rejoindre sur le chemin où elle voulait s’enfuir après des violences de la famille. Serait-elle moins seule si elle marchait près de quelqu’un ? Un jour j’ai retrouvé Madame allongée, pleine de douleurs, le visage marqué. Elle avait été frappée par une voisine.
Ils restent surtout entre eux. Je n’ai jamais vu une autre personne chez eux. Chaque fois que je vais sur ce terrain, je passe de caravane en caravane et veux avoir le temps de m’arrêter chez eux. Ils paraissent manquer de maîtrise, ballottés par les aléas de la vie. Il y a souvent des tensions avec les autres. Il est parfois difficile de dialoguer. Monsieur s’énerve, s’embrouille, réclame des choses. Il y a aussi l’alcool.
Peu à peu nous nous sommes apprivoisés. Après avoir obtenu l’Aide Médicale d’État (prise en charge des soins médicaux par l’État pour les familles en situation irrégulière dans le pays), Monsieur a commencé à soigner sa nervosité . Je ne dirais pas qu’ils sont en permanence exclus par les autres. Ils ne sont pas toujours enfermés dans leur faiblesses, mais c’est dur par moments. Ainsi lors d’une expulsion (avril 2010), ils sont les seuls à ne pas avoir pu suivre le groupe. Ils iront vers un autre lieu près d’un centre commercial, sous un pont, au bord d’une route passante.
Aujourd’hui je les vois toujours, ils ont une petite caravane. Ils sont sur un terrain squatté sans eau, sans électricité. Ils forment un petit groupe, une majorité de personnes sont de leur famille. Monsieur est seul, sa femme est repartie pour un temps en Roumanie. Il n’y a plus D. et sa compagne avec les trois enfants, mais il y a un autre fils en couple avec quatre enfants, un oncle, une autre famille.
Dans mes rencontres avec les familles de ce terrain, j’ai voulu créer et entretenir un lien avec cette famille où il y avait trois générations. Je la percevais plus fragile, plus isolée que les autres. Je voyais sa vulnérabilité, ses incohérences.
Chaque fois que j’allais dans ce lieu, je passais chez eux, en fonction des circonstances au moins dire bonjour, ou échanger longuement. Même sans percevoir leur projet, je veillais à leur demande. Par exemple, s’ils voulaient voir un médecin, alors nous sommes allés à l’Espace santé insertion, j’ai fait avec eux la demande de l’Aide Médicale d’État. La venue de leur belle-fille S. (née en 1991) a renforcé des liens. Elle était enceinte, ne parlant pas un mot de français, complètement désorientée en arrivant ici, en 2006/2007, 2008/2009, puis 2010/2011. Je l’ai accompagnée pour le suivi de ses grossesses, voyant qu’elle gagnait en organisation et même en prévoyance. Au gré de ces rencontres régulières, une connaissance réciproque a été possible, une complicité est née. Il y a eu trois grossesses. J’avais de la tendresse pour S. et ses enfants auraient conquis tous les cœurs, le mien c’est sûr. Rieurs, un tantinet espiègles, à l’esprit vif, ils venaient toujours vers moi dès qu’ils voyaient la voiture s’arrêter. Ils ont contribué à garder, renforcer les relations, à y mettre de la bonne humeur aussi. Relations vécues avec une impuissance certaine face à l’immensité de leur dénuement, l’absence de ressources, de possibilités réalistes…. et un rejet par une majorité des habitants de la ville.
Seul n’est-ce pas encore plus dur ? Mon engagement, mon investissement est, entre autre, nourri par cette pensée. Souvent en échangeant, on réfléchit, on entrevoit des choses, on rit aussi et on fait un pas, puis un autre et tout compte fait on avance.
Janine Béchet