Artistes et Résistants

En 2017, ATD Quart Monde a invité à écrire des histoires vraies de changement contre une situation d’injustice et d’exclusion pour montrer que lorsqu’on s’unit pour un même combat la misère peut reculer.
Les articles sur notre site ne sont pas signés car il s´agit de favoriser une voix collective. Dans le cadre des 1001 histoires, l’auteur met en lumière une histoire vécue.
L’histoire qui suit a été écrite par Jacqueline Page (France, Haïti, République Centrafricaine, Thaïlande).

Et si l’art était tout simplement de pouvoir vivre “ les yeux dans les yeux ” ? Mais alors comment le transmettre, comment en témoigner ?

Que ce soit en Thaïlande, en Centrafrique, en France ou à Haïti, je dessine et peins avec les personnes qui ont une vie difficile. Je suis impressionnée par leur créativité : je réalise leur portrait. Mais cela ne suffisait pas pour dire leurs talents de vie, alors je marie ces travaux avec leur propre création.

A Noisy le Grand, en France, les peintures murales de Permis de rêver n’illustrent pas les injustices, les violences et autres réalités difficiles toujours vécues, parfois de façon dramatique. Tout comme les histoires des artistes et leurs réalisations, elles sont un hymne à la joie, à l’aspiration, à la générosité, à la créativité.

  • Elles témoignent que l’émerveillement est une base solide pour tout changement.

Ces œuvres et histoires sont rassemblées, avec des acryliques de Christian Januth, autre artiste du Mouvement ATD Quart Monde, dans une narration visuelle où le visiteur est cœur à cœur avec les artistes.

Le colloque de Cerisy : “ Ce que la misère nous donne à repenser avec Joseph Wresinski ” a présenté cette exposition.

GRANMA

Saphan Put –  Bangkok – Thaïlande

Granma est la grand-mère de Fon. Elle habite un bidonville proche du grand pont qui mène au temple Wat Po et au Palais Royal.
Fon peut aller à l’école depuis peu car une association a aidé pour l’uniforme obligatoire. Je suis si heureuse avec elle. Fon a soif d’apprendre. Depuis trois ans que je suis en Thaïlande, Fon participe chaque semaine, régulièrement, aux activités artistiques et de lectures que nous proposons.
Granma élève Fon seule. Malgré sa fatigue, tous les jours, elle cherche des petits boulots comme aider à équeuter les piments qui brûlent les mains.

La maman de Fon a disparu. A-t-elle été ramassée par la police alors qu’elle mendiait ? Il est illégal de mendier à Bangkok. Alors, lorsque tu es appréhendé, les policiers t’amènent dans un centre où “ tu apprends les bonnes manières ”, où “ tu fais de la vannerie et autres petits métiers ”, puis tu peux sortir. Mais lorsque tu n’as pas de papiers pour prouver ton identité, lorsque tu n’as personne qui vient “ garantir que désormais tu travailleras et tu ne mendieras plus ”, tu peux rester très longtemps dans le centre. L’institution devient le lieu de ta prison, le lieu de ta condamnation sans fin, sans jugement.

Granma est fatiguée, malade, angoissée de ne rien savoir. Pas de médicaments, pas de sécurité. Mais elle tient. Elle continue à chercher du travail, pour l’amour et l’avenir de sa petite fille.

LOUISE

Kokoroboeing –  Bangui –  République Centrafricaine

Louise est une maman et une grand-mère dynamique, toujours entourée d’une multitude d’enfants, toujours cherchant des solutions pour le repas quotidien de tous, pour sa communauté. La vie est usante à Kokoroboeing.
Il faut planter le manioc, s’occuper des enfants, préparer les repas avec le peu en possession, construire ou consolider les maisons en briques de terre crue…

Depuis plusieurs années les fossés sont comblés : plantes, racines, détritus de toutes sortes. Régulièrement les inondations sapent les soubassements des maisons ; tout s’écroule ; tout est perdu.
L’eau stagnante attire les moustiques. Les fièvres et souvent la mort. La tuberculose sévit, en recrudescence, partie visible d’un immense iceberg : le sida. Alors se prendre en main. Seuls. Car les autorités, elles-mêmes, n’ont pas de moyens. A l’hôpital, l’infirmier essaye de vendre les médicaments réputés gratuits, pour donner à manger à sa famille. L’État ne le paye plus.

Merci Louise de mettre chacun devant ses responsabilités et lui permettre, ainsi, de donner de son temps. Le creusement des canaux est devenu possible.

  • Alors, comment trouves-tu encore la force et la joie de dessiner et de créer avec les enfants ?

SOPHIE

Région parisienne –  France

Avec Sophie, nous nous connaissons depuis 27 ans.
A 13 ans, elle était une gamine dynamique. Les éducateurs m’ont dit, au téléphone, qu’elle était en situation de débilité mentale : je suis restée sans voix. Sophie ne se plaisait pas au foyer. Elle a essayé de mettre le feu. Heureusement, il ne s’est pas développé. Les éducateurs ont envoyé Sophie chez le psychiatre.

  • Son diagnostic : Sophie a utilisé le seul moyen à sa portée pour exprimer son désaccord sur son placement ;
    “ non, elle n’est pas folle ”.

Sophie a pu revenir chez elle.

Aujourd’hui, Sophie a 40 ans. Elle lutte pour une société juste. Elle aime peindre chez elle, des scènes entre réalités occidentales et réalités orientales. Elle est une maman dynamique. Elle est grand-mère depuis peu.

ROSANA, YANICK et LOUISAMENE

Grande Ravine – Port au Prince – Haïti

Grande Ravine est un bidonville qui se développe sur un morne de Port-au-Prince. La vue vers l’océan est magnifique. Les cahutes de parpaing et de tôle, construites à la va vite, protègent chacune plusieurs familles. La communauté est pauvre et se débrouille avec “ le bric et le broc ”. Elle manque de tout : eau, électricité, produits de première nécessité. Mais les chants et les espoirs sont présents.

Louisamène travaille au centre infirmier. Avec Rosana et Yanick, elles ont créé “ Bébé bienvenu ” et une pré-école. Ces activités se déroulent chez des particuliers qui prêtent gracieusement qui, une avancée et qui, un coin entre deux habitations. Il faut voir Louisamène expliquer la stérilisation d’un biberon, avec peu de moyens. Il faut voir Yanick jouer et éveiller les petits, enseigner l’hygiène et la santé aux mamans. Il faut voir Rosana tenir les plus grands, une bonne cinquantaine, entassés sous l’auvent trop petit, assis à même le sol, devant livres, lettres et chiffres, une à deux heures durant.

Car à Haïti, la force de la vie est la plus forte.

PERMIS DE RÊVER

Les beautés de la p’tite cité

La cité du Château de France va être démolie. Désormais, lorsque les habitants partent, les baies sont murées : kaléidoscopes de parpaings gris mal jointoyés, roses surréalistes, portes blindées marron ou grises…

J’habite la cité depuis 2 ans. J’ai choisi ces lieux, qui doivent disparaître depuis plus de 15 ans, pour vivre et peindre. J’étais certaine de pouvoir témoigner des injustices subies, des courages de lutte et de vie des habitants : un acte politique.

Un soir elle a sonné et du haut de leurs trois ans et demi, les yeux noirs et rieurs ont demandé à peindre. Le chemin était ouvert. Je n’ai plus eu le temps de la recherche picturale. J’anime des ateliers dehors, dedans, le soir, le matin, selon les coups de sonnettes des enfants, de mes disponibilités, de leurs désirs, de mes forces.

Un papa s’est mis à dessiner, à peindre. Il a installé un atelier dans le cagibi attenant à son pavillon. Une exposition de ses travaux a été organisée. Avec les enfants ou les adultes nous colorons les parpaings et les murs. Une maman m’a demandé de l’aide pour décorer son appartement de frises de fleurs et de roses, une autre de toiles représentant des scènes festives. Plusieurs parents commandent le portrait de leurs enfants. J’assiste à des anniversaires, des fêtes, des concerts et rythmes improvisés de grande qualité.

L’exposition “ Les beautés de la p’tite cité ” n’illustre donc pas les injustices, les violences et autres réalités difficiles toujours vécues, parfois de façon dramatique par les habitants de la cité du Château de France. Elle est un hymne à la joie, à l’aspiration, à la générosité, à la créativité. Elle témoigne que l’émerveillement est une base solide pour tout changement.

Et c’est alors que presque tous les habitants sont déjà partis que, fin 2013, je trouve un titre fédérateur au projet : PERMIS DE RÊVER.

Pour écouter cette histoire, cliquer ici.

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