Atteindre les plus pauvres : mythe ou réalité ?
En 2017, ATD Quart Monde a invité à écrire des histoires vraies de changement contre une situation d’injustice et d’exclusion pour montrer que lorsqu’on s’unit pour un même combat la misère peut reculer.
Les articles sur notre site ne sont pas signés car il s´agit de favoriser une voix collective. Dans le cadre des 1001 histoires, l’auteur met en lumière une histoire vécue.
L’histoire qui suit a été écrite par Huguette Redegeld, Bruno Tardieu et Mark Hogan.
E n 1982, ATD Quart Monde au Burkina Faso (qui s’appelait alors la République de Haute-Volta) a commencé à prendre contact avec des enfants qui vivaient dans les rues de Ouagadougou, la capitale.
L’équipe d’ATD Quart Monde s’est concentrée sur l’élaboration d’une relation de confiance sur le long terme avec chaque enfant qu’elle rencontrait. Le but était de mieux comprendre les histoires de ces enfants, leurs conditions de vie et les espoirs qu’ils nourrissaient pour eux-mêmes et pour leurs familles dont ils avaient été séparés.
L’équipe a appris l’existence de réseaux informels d’enfants et a découvert leurs efforts pour survivre grâce à des travaux mal payés. Elle a aussi appris qu’ils trouvaient que leur travail n’était pas apprécié et qu’eux-mêmes n’étaient pas respectés.
L’année suivante, un groupe d’enfants de la place centrale du marché a demandé s’ils pouvaient organiser une fête dans la cour du lieu de vie des volontaires. L’équipe a accepté à condition qu’ils tendent la main à des enfants dont la vie était la plus difficile afin de les inviter. Cet événement à première vue insignifiant fut l’étincelle d’une initiative qui allait s’appeler plus tard « La Cour aux Cent Métiers », rassemblant des jeunes pour leur permettre d’acquérir de nouvelles compétences, à partir d’une approche qui les rendait partenaires et non assistés, et où l’on demandait à chacun de tendre la main à d’autres, victimes d’une grande exclusion.
La « Cour aux Cent Métiers » s’est développée en bonne partie grâce aux contributions volontaires d’artisans talentueux repérés par l’équipe, qui ont proposé diverses formations professionnelles et qui ont fait participer tous les jeunes qui se présentèrent, sans exception. Ce modèle communautaire a bientôt attiré l’attention du gouvernement et de mécènes internationaux. En 1984, après une rencontre avec le fondateur d’ATD Quart Monde, Joseph Wresinski, James P. Grant, alors Directeur général de l’UNICEF, a exprimé le désir de découvrir l’action d’ATD Quart Monde au Burkina Faso, dont la « Cour aux Cent Métiers ». À la suite de ce voyage sur le terrain et sous l’influence de Stanislas Spero Adotevi, le représentant de l’UNICEF au Burkina Faso, Grant a confirmé qu’il était persuadé que, quoique les projets de développement soient bénéfiques pour la majorité, il était important de partir à la recherche de ceux que ces projets n’atteignaient pas.
Cette conviction a été encore approfondie par un événement lors du 40ème anniversaire de l’UNICEF à New York, en 1986, auquel assista une délégation de la branche enfance d’ATD Quart Monde, Tapori. Grant fut tellement impressionné que les enfants, à travers la Penny Portrait Campaign, aient réussi à récolter 350 $ en pennies pour les enfants victimes d’un tremblement de terre en Colombie qu’il a interrompu la session du Conseil d’administration de l’UNICEF ; accompagné de la délégation, il a rendu hommage à la contribution des enfants devant les États membres en déclarant : « Voici ce que des pauvres peuvent faire pour les pauvres ».
Durant les années qui suivirent, ATD Quart Monde, une ONG qui jouit du statut consultatif auprès de l’UNICEF, a contribué au rapport annuel de l’UNICEF « La situation des enfants dans le monde ». En 1989, la direction de l’UNICEF a courageusement reconnu que ses programmes, à la fois dans le nord et dans le sud, échouaient à atteindre les 20% des enfants les plus pauvres et annoncé qu’il abandonnait sa théorie du ruissellement économique dans son action. Ce fut la première organisation internationale à le faire.
La situation des enfants dans le monde cette année-là nota que :
- « Le défi d’atteindre les plus pauvres est le plus grand défi qui se pose au développement social. Les efforts, généralement modestes, échouent à atteindre des proportions significatives parmi les groupes les plus défavorisés ».
Y voyant une opportunité d’influencer les politiques publiques, ATD Quart Monde a convaincu des États membres de soumettre un projet de décision au Conseil d’Administration de l’UNICEF qui demanderait d’examiner les raisons de l’échec de ces programmes de développement quand il s’agissait d’atteindre les 20% les plus pauvres parmi les enfants ciblés. La décision adoptée par le Conseil d’Administration en août 1989, intitulée « Atteindre les plus pauvres », appelait à l’analyse de projets qui avaient eu un impact positif sur la vie des personnes dans l’extrême pauvreté et à faire la synthèse des leçons tirées de ceux-ci.
Quoique cette décision ne parvînt pas à aboutir à une action concrète, deux ans plus tard, ATD Quart Monde, encore une fois à travers des États membres, a soumis un autre projet de décision semblable mais plus précis, qui fut à nouveau adopté.
Dès lors, l’UNICEF a mandaté ATD Quart Monde pour conduire sur deux ans une évaluation de projets en collaboration avec l’UNICEF et d’autres partenaires.
Un groupe de travail de 12 personnes a été formé, comprenant des membres de l’UNICEF, des représentants de gouvernements et des membres d’ATD Quart Monde. Il s’est révélé être un véritable partenariat. En 1996, un séminaire international co-organisé par l’UNICEF et ATD Quart Monde à Pierrelaye, en France, avec des participants des États membres, de l’UNICEF, d’ATD Quart Monde et d’autres invités, a discuté les résultats de cette recherche d’évaluation. Les sept études de cas présentées dans le rapport avaient été préparées par les communautés locales et les organisateurs des projets. Ces études représentaient des années d’expérience, consignées dans des notes quotidiennes, des rapports mensuels et des évaluations trimestrielles.
Trois conclusions majeures sont sorties de cette recherche :
D’abord, afin d’atteindre les plus pauvres et de leur permettre de devenir des partenaires, il est nécessaire de les connaître en profondeur, ce qui, à cause de leur isolement, prend du temps et exige de construire une relation de confiance avant qu’ils ne puissent s’engager dans un véritable dialogue avec les autres.
Ensuite, les plus pauvres survivent d’abord et essentiellement par leurs propres moyens, comme le prouvent les innombrables mesures prises par les pères et les mères de famille, par les jeunes gens et par les enfants pour résister à la pauvreté. Ces actions sont menées pour assurer la survie de leur famille mais peuvent aussi bénéficier à d’autres dans leur communauté.
Enfin, les projets qui rencontrent le succès et qui impliquent la communauté dans sa totalité mais portent une attention particulière à ses membres les plus pauvres sont en général plus efficaces que les projets spécialement dédiés qui stigmatisent les plus pauvres.
Ces trois conclusions reçurent un appui significatif en 2010, après qu’Anthony Lake, le Directeur général de l’UNICEF, demanda une étude sur trois ans de la mortalité infantile en-deçà de l’âge de 5 ans, avec l’analyse de 180 000 variables, dans les pays les moins développés. L’étude a montré que pour chaque million de dollars investis, 60% d’enfants supplémentaires survivaient si l’argent était concentré sur les enfants les plus pauvres, plutôt que s’il était réparti pour tous les enfants. Pour l’UNICEF, cette étude fournit les preuves indubitables que le principe d’équité qui voulait que l’on cherche à atteindre les personnes dans l’extrême pauvreté n’était pas seulement moralement correct mais aussi économiquement cohérent.
La collaboration réussie entre ATD Quart Monde, l’UNICEF et les États membres, où le rôle et la contribution de chaque partenaire furent respectés, a démontré que lorsque la volonté politique est là, lorsque le temps est pris et que les compétences professionnelles et les investissements sont rassemblés, des résultats significatifs peuvent être obtenus pour la résolution d’un problème complexe, comme celui d’atteindre les personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté.
Les conclusions finales de cette recherche furent une surprise pour beaucoup mais il ne fait pas de doute qu’elles auraient paru relever de l’évidence pour les enfants et les jeunes gens des rues d’Ouagadougou, bien des années avant qu’ils ne participent à la « Cour au Cent Métiers ».
- S’aider les uns les autres et impliquer ceux qui étaient plus exclus qu’eux encore, telles étaient les pierres de touche de leur approche.
Ils étaient un exemple à suivre pour le monde et il faut saluer l’UNICEF et les États membres qui, quand l’opportunité s’en présenta, furent prêts à les écouter.
Bibliographie :
– Atteindre les plus pauvres, par ATD Quart Monde et l’UNICEF, 1996.
– La Cour aux Cent Métiers, par Michel Aussedat, 1996.
– Boureima, enfant du Burkina Faso, Mini-livre Tapori, ATD Quart Monde, 1993.
– Réduire les écarts pour atteindre les objectifs : un rapport spécial sur une nouvelle étude réalisée par l’UNICEF sur une approche axée sur l’équité pour la survie et le développement des enfants, UNICEF, 2010.
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