Conférence régionale « Femmes et pauvreté »
Contribution d’ATD Quart Monde dans le cadre du Forum des ONG à Genève pour Beijing+20
La contribution suivante a été présentée par Diana Skelton, directrice générale adjointe d’ATD Quart Monde, lors du Forum des ONG à Genève dans le cadre de la session d’évaluation régionale avec la CEE de Beijing + 20 en octobre dernier. La conférence de Beijing de 1995 a été la conférence internationale la plus ambitieuse jamais organisée sur l’égalité entre les sexes et le dispositif Beijing+20 contribue largement à en poursuivre les travaux. Les témoignages suivants émanent d’un travail d’enquête d’ATD Quart Monde auprès de femmes vivant en situation d’extrême pauvreté dans 15 des pays de la CEE, et plus particulièrement au Royaume-Uni, France, Pologne, Luxembourg, en Suisse et aux Etats-Unis. Après comparaison des rapports soumis par les pays concernés, quatre axes se distinguent.
1- Une plus grande attention doit être accordée au caractère pluridimensionnel de la pauvreté afin de développer des stratégies de lutte plus efficaces.
Ewa, polonaise, a eu 2 enfants de son mari. Réussir à joindre les deux bouts était devenu une telle source de stress que le couple divorça rapidement. Comme leur père était sans emploi, Ewa a commencé à percevoir une allocation pour élever ses enfants. Elle trouva également un emploi d’agent d’entretien dans un hôpital, alors que son ex-mari se retrouvait plusieurs années à la rue, en proie à l’alcoolisme. Pourtant, lorsque leurs fils eurent 10 et 11 ans, il puisa en lui la force de s’en sortir, sans rechuter par la suite. En plus de sa recherche d’emploi, il commença à passer plus de temps à s’occuper des garçons. En effet, ceux-ci s’étaient retrouvés souvent sans surveillance tandis qu’Ewa devait quitter le domicile tous les matins à 4h50 pour se rendre à son travail. Leur comportement était devenu tellement agressif qu’un conseiller d’éducation leur recommanda un suivi psychiatrique. Mais les horaires de travail d’Ewa ne permettaient pas de se rendre aux rendez-vous médicaux. Dès que leur père fut en mesure d’aider, il put emmener les garçons à leurs rendez-vous et s’attela également à la préparation des repas, passant ainsi plus de temps avec eux, tous les jours avant et après l’école. Leur comportement s’était amélioré. Néanmoins, Ewa risquait à présent de perdre l’aide financière qu’elle percevait en tant que mère isolée. Elle devait choisir entre : renoncer à un revenu indispensable sans savoir combien de temps elle pourrait compter sur son ex-mari ; mettre fin à l’influence positive du père pour maintenir l’allocation ; ou bien ne pas déclarer qu’elle bénéficiait des 2, la présence du père et l’aide de l’état. [1]
Les dispositifs en faveur des mères isolées mènent souvent à des situations imprévues qui confrontent les femmes pauvres à des choix impossibles. Leur quotidien est dicté par différents facteurs : du travail à la toxicomanie, de la santé à l’éducation, du logement à l’isolement. Par ailleurs, de plus en plus d’employeurs profitent du développement informatique pour fragmenter davantage l’emploi du temps des employés à bas salaires, toujours censés être disponibles, quels que soient leurs impératifs personnels : enfants, parents âgés, ou membre de la famille malade. Une journaliste du New York Times explique : » à cause des logiciels de planification, nombreux sont les plannings aberrants. Presque tous les employés, avec lesquels je me suis entretenue, avaient un exemple de planning absurde à donner, comme : connaître ses horaires un ou deux jours à l’avance seulement, se déplacer juste pour deux ou trois heures, être débauché en cours de mission parce que l’informatique affichait un ralentissement des ventes, ou à l’inverse, être retenu lorsque un surplus de main d’œuvre était nécessaire. » [2]
• Les gouvernements devraient réexaminer et mettre à jour la législation pour un travail décent au vu de l’évolution des conditions actuelles.
• Dans les pays de la CEE en particulier, les problèmes spécifiques que rencontrent les femmes à faible revenu sont souvent omis, en partie parce que les données existantes ne prennent en compte qu’un seul critère les concernant : soit le sexe uniquement, l’origine / appartenance ethnique, ou le niveau de revenu. Les gouvernements et les agences de l’ONU devraient faire une distinction entre les données de façon à déterminer les corrélations entre le sexe et le niveau de revenus afin de souligner les problèmes spécifiques que rencontrent les femmes pauvres.
• Pour répondre au caractère pluridimensionnel de la pauvreté, de façon durable, les gouvernements doivent concevoir des plans d’action anti-pauvreté complets basés sur les Principes Directeurs Extrême Pauvreté et Droits de l’Homme de l’ONU.
2. La pauvreté doit être reconnue non seulement comme une conséquence de la discrimination entre les sexes, mais également comme étant une cause de double discrimination pour les femmes à faible revenu.
Au Royaume-Uni, Bea nous explique : « Ma santé fait que je ne peux plus travailler à temps plein, alors je fais de mon mieux pour aider qui je peux. Ma mère est handicapée. Je lui apporte mon aide et du soutien. […] Mais je déteste la stigmatisation, la honte, l’insécurité et l’instabilité que vous ressentez lorsque vous êtes bénéficiaire d’allocations. […] Je me sens agressée lorsque j’ouvre un journal, que je regarde la télévision ou quand j’écoute la radio. J’aime m’occuper de ma famille qui, d’ailleurs, a besoin de moi. Je n’ai pas à en avoir honte « . [3] Alors que les gens qui sont mieux lotis peuvent se permettre des soins à domicile sans avoir besoin d’aide sociale, de nombreuses femmes pauvres, donnent de leur temps et de leur énergie pour prendre soin de leurs familles. Soutenir et valoriser ce rôle est à la fois plus rentable et, émotionnellement, plus gratifiant que de placer les gens en maison.
Clémentine, en Suisse, évoque la pauvreté en termes de préjugés qu’elle suscite par rapport au quartier d’origine. Elle précise : « Le quartier où je vis est baptisé ’les Baumettes,’ en référence à une prison française. Il y a beaucoup de préjugés à son sujet, même si le quartier est mixte socialement. Ici tout le monde est stigmatisé et mis dans le même sac, et pas seulement les personnes pauvres. Nous sommes très vite catalogués : « Oh, c’est là où vous vivez, vous devez donc être de telle façon ! » » [4]
Une autre femme en Suisse, Roxana, explique : « La façon dont la police nous parle doit changer. Chaque fois qu’ils viennent, […] ils nous insultent juste pour un contrôle d’identité. Pourquoi ? Ne peuvent-ils pas effectuer leur contrôle en restant polis ? […] Je ne comprends pas pourquoi ils nous parlent avec autant d’arrogance « . [5]
La discrimination liée à la précarité sociale impacte de nombreux aspects de la vie des femmes pauvres : notamment sur leurs chances de se faire embaucher, sur la qualité des soins de santé qu’elles reçoivent, l’estime de soi et sur leur vulnérabilité face à la maltraitance. Les gouvernements devraient reconnaître que vivre dans la pauvreté rend les gens vulnérables face à la discrimination. En France, bien que légalement la pauvreté ne soit pas reconnue comme étant un facteur de discrimination, ATD Quart Monde se réjouit du fait que le 14 Janvier dernier, la législation ait été modifiée afin d’interdire toute discrimination se référant « au lieu de résidence et aux origines réelles ou supposées d’une personne. » [6]
3. Les services sociaux ont besoin d’être réformés pour un meilleur soutien aux femmes en situation de pauvreté.
Une femme, au Luxembourg, a été choquée par la façon dont les services sociaux ont envoyé la police interroger sa fille, adolescente : « Ma fille n’allait pas bien ces derniers mois. Je sais qu’elle manque souvent l’école. Un matin, alors que nous étions encore en train de dormir, on frappa fort à la porte et on entendit crier : « Police, ouvrez ! »[…] Ils sont montés directement dans les chambres, demandant aux enfants, « comment tu t’appelles ? Où travailles-tu ? » Puis ils ont fait irruption dans la chambre de notre fille de 16 ans. Elle était encore en chemise de nuit. Ils lui ont ordonné de venir avec eux. C’était vraiment très gênant ! Ils l’ont emmenée et ils ont refusé que je les accompagne. C’était honteux, nous en pyjama, et de nombreux agents de police, comme si nous étions des criminels, devant les voisins, c’était horrible ! » [7]
Le directeur de l’Institut des Sciences Sociales de l’Université du Massachusetts écrit que « l’humiliation, les sanctions et l’isolement » peuvent être vécus par les parents en situation de pauvreté sollicitant les services sociaux. « Aux États-Unis, les parents pauvres, notamment les familles monoparentales, les mères, ont toujours été soumis à des niveaux d’exigence plus stricts, en matière de parentalité, que ceux qui ont des revenus plus élevés. La surveillance des comportements parentaux des plus pauvres, est possible en raison de leur dépendance aux aides sociales qui, depuis leur mise en œuvre, ne cessent d’en stigmatiser les bénéficiaires. » [8]
Par ailleurs, dans les pays de la CEE, la crise économique a non seulement empêché la mise en œuvre des améliorations recommandées aux services sociaux, mais a conduit à des mesures d’austérité qui ne peuvent qu’aggraver la stigmatisation. Les politiques mettent l’accent sur la traque à la « fraude sociale » commise par un très petit pourcentage de bénéficiaires. La lourdeur des procédures bureaucratiques, et l’obligation d’en justifier la nécessité maintes et maintes fois, empêchent de nombreuses familles admissibles de bénéficier d’une aide. Le directeur des Maisons d’enfants de l’État au Luxembourg, René Schmit, reconnaît ces risques, en disant : « Nous soulevons actuellement la question d’une dérive de la violence institutionnelle. […] Les interventions, même avec les meilleures intentions, peuvent contribuer à dévaloriser et à discréditer les plus pauvres ». [9]
Pour résoudre ce problème, les gouvernements devraient exiger des services sociaux, une reconsidération de leurs politiques vis-à-vis des femmes en situation de précarité et en référence aux Principes Directeurs Extrême Pauvreté et Droits de l’Homme.
4. Les politiques d’aide sociale à l’enfance devraient soutenir les femmes dans leur gestion familiale, plutôt que de séparer des familles.
Patricia, au Royaume-Uni, nous raconte : « Lorsque ma fille a eu son fils, j’ai passé beaucoup de temps avec elle au centre d’évaluation. C’était un gros examen. J’ai dû passer deux semaines à démontrer à des professionnels en quoi je pourrais lui être utile. Je l’ai fait, même si c’était difficile d’avoir quelqu’un de plus jeune qui me disait comment nourrir, changer et laver mon petit-fils. Nous vivons peut-être dans la pauvreté, mais nous sommes des êtres humains, nous avons une dignité, nous essayons de nous en sortir et nous sommes encore solidaire entre nous. » [10]
L’UNICEF rapporte que « les régions d’Europe centrale et orientale ainsi que l’Asie centrale sont connues pour recenser les nombres, parmi les plus élevés au monde, [11] d’ enfants qui grandissent séparés de leurs familles. Le nombre total d’enfants placés, dans la région est estimé à 1,4 millions […] dû largement à l’héritage des régimes socialistes. […] Les mentalités basées sur la croyance en un État qui pourrait facilement remplacer la vie de famille ont perduré « . [12]
Rosa Cho, une chercheuse à l’ONG Re:Gender, aux États-Unis, évoque : « une guerre, au sens figuré, contre les femmes pauvres qui élèvent seules leurs enfants. » Au lieu de les soutenir pour donner accès à un meilleur environnement familial, trop souvent, les services sociaux comprennent mal, stigmatisent et pénalisent ces femmes. Afin de réduire le nombre d’enfants vivant dans la pauvreté, familles d’accueil et politiques d’adoption sont utilisées pour retirer les enfants aux parents en situation de précarité. Non seulement beaucoup de femmes pauvres sont effondrées psychologiquement, mais on omet aussi souvent de prendre en considération les besoins émotionnels des enfants, d’amour et de sécurité. Martin Kalisa, qui travaille auprès des familles à faible revenu, en Europe, depuis 15 ans, précise : « Quand les enfants sont séparés de leurs familles, ils sont en détresse émotionnelle, ils perdent leurs racines, et la plupart du temps, ils ne se lient pas avec la famille d’accueil ou avec leurs camarades de classe parce qu’ils se sentent stigmatisés. […] Nous devons reconnaître que les chances des enfants sont alors diminuées par ces politiques gouvernementales. Il y a cependant quelques exceptions, où certaines personnes ayant été prises en charge à l’enfance ont échappé à la pauvreté, adultes, mais […] de par mon expérience, le système au Royaume-Uni est fait de sorte que les personnes les plus pauvres échouent « . [13] Une femme au Luxembourg nous fait part de son expérience :
Être une famille, c’est être uni. Depuis que les enfants de ma sœur ont été placés en famille d’accueil, je dirais que c’est toute notre famille qui a été fragmentée. […] Leur foyer d’accueil n’acceptera pas qu’on puisse les contacter. Nous ne les avons pas revus, et nous ne sommes pas autorisés à leur téléphoner. Cela nous donne l’impression de ne pas être assez bien pour les enfants. Mes propres enfants doutent de moi, maintenant. Ils me font part de leurs inquiétudes. […] Ils me demandent si leurs cousins rentreront à la maison et je ne sais pas quoi leur répondre. Nous avons perdu tout espoir et joie de vivre. C’est un vrai crève-cœur. » [14] L’expérience a prouvé qu’aider les femmes et leurs familles à donner un meilleur environnement possible à leurs enfants, plutôt que de les leur enlever, a du sens non seulement sur le plan économique, mais aussi en termes de développement de l’enfant. Les lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants et leur guide de mise en application soumettent des préconisations importantes pour la réforme des politiques gouvernementales en faveur des mères pauvres s’occupant de leurs familles.
[1] Contribution d’ATD Quart Monde à l’Examen périodique universel de l’ONU en Pologne, 2007.
[2] « Times Article Changes a Starbucks Policy, Fast, » par Jodi Kantor, The New York Times, 22 Août 2014.
[3] The Roles We Play : Recognizing the Contribution of People in Poverty, par ATD Quart Monde, Royaume-Uni, 2014, page 39.
[4] Carnet de Vies, par le « Collectif 17 Octobre, » 2014, page 6.
[5] Carnet de Vies, page 12.
[6] Loi n ° 2014-173 sur l’urbanisme et la cohésion urbaine.
[7] Vivre en famille, c’est notre espoir : La parole de parents en situation de précarité, par ATD Quart Monde-Luxembourg, 2014, page 72.
[8] Parenting in Public : Family Shelter and Public Assistance, par le Dr Donna Haig Friedman, Columbia University Press, 2000, page 3.
[9] Vivre en famille, pages 98 à 100.
[10] The Roles We Play, page 71.
[11] « At Home or in a Home, » UNICEF (2009), page 9.
[12] « Providing most vulnerable families with adequate support to prevent family separation », par Jean-Claude Legrand, responsable de la protection de l’enfance à l’Unicef pour l’Europe et l’Asie centrale, intervention lors du 5e anniversaire des lignes directrices pour la prise en charge alternative des enfants, le 17 Septembre 2014.
[13] « Supporting Parental Care to Keep Families Together » par Martin Kalisa, ATD Quart Monde Royaume-Uni, intervention lors du 5e anniversaire des lignes directrices pour la prise en charge alternative des enfants, le 17 Septembre 2014.
[14] Vivre en famille, page 78.