Entrer en démocratie
Le 17 octobre, nous commémorerons la Journée mondiale du refus de la misère et sa reconnaissance par l’ONU depuis 30 ans.
À quelques jours de cette date, nous partageons un extrait des conclusions de Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, lors du Colloque international « Vivre dans la Dignité » au Conseil de l’Europe en 19841.
Sa réflexion sur l’indispensable participation des individus, des familles et des communautés les plus pauvres, comme base et condition d’une véritable démocratie, reflète l’esprit du 17 octobre.
Les familles les plus pauvres veulent entrer dans notre histoire et cela, enfin, sous leur véritable identité, non plus en pauvres, objets de mesures, mais en partenaires, coresponsables des mesures qui sont prises à leur endroit. Elles veulent enfin entrer en démocratie,
Que signifie « entrer en démocratie » ?
Mais entrer en démocratie, cela signifie quoi ? Nous n’allons pas, une nouvelle fois, leur tendre un piège. Comme fut un piège d’offrir le pain et la soupe en disant : « Ainsi, vous vivrez, nous vous faisons vivre. » Offrir la concertation de n’importe quelle manière, en disant : « Vous voilà en démocratie, nous vous consultons », peut être un leurre aussi.
Je ne pense pas, les familles elles-mêmes ne pensent pas, que l’Europe, leurs concitoyens voulaient les leurrer lorsqu’ils décidaient pour elles la cantine, les dons, les secours. Elles-mêmes ont dû redécouvrir, génération après génération, que vivre, ce n’était pas cela.
Elles en ont porté la mémoire, des siècles durant ; mais une mémoire que le monde alentour ne consulte pas est une mémoire qui ne sait pas parler. Celle-ci dicte des gestes, des attitudes profondes dans les familles, mais elles-mêmes n’ont pas coutume de les expliciter.
Toutes les paroles des familles, toutes les explications qu’elles-mêmes donnent aujourd’hui ont pu surgir de leur cœur, de leur esprit : cela a été possible, parce qu’aujourd’hui, elles se trouvent à partager leur vie avec un Volontariat qui vit à leur côté, un Volontariat qui ne cesse de leur dire : « Racontez-moi, expliquez-moi, conduisez-moi auprès de vos parents, de vos grands-parents, de vos frères et sœurs. Alors, ensemble, nous enregistrerons la mémoire, l’histoire des vôtres. »
Bâtir une pensée commune
Ce que les familles portaient en elles, de mémoire silencieuse, transmise en famille, entre familles seulement, elles ne nous en veulent pas de ne pas l’avoir entendu.
Mais brusquement, se mettre à les consulter, à interroger leur mémoire, les poussant à parler individuellement de ce qui fait tellement mal, à parler de ce pourquoi la parole, le raisonnement n’ont pas encore été exercés, ce serait un abus de confiance.
En démocratie, on ne fait pas parler des hommes et des femmes individuellement ; on leur donne le temps, les moyens, les structures, pour se concerter, entre eux d’abord, pour bâtir une pensée commune. Toute autre démarche est un mensonge, un guet-apens, un travestissement de la démocratie.
C’est pour cela qu’ATD Quart Monde, partout où sont les familles, crée, avec elles, des Universités populaires, lieux où, entre elles, mais aussi en présence de concitoyens de confiance, elles consultent et mettent au clair leur histoire, leur mémoire. Connaissance, recherche, mise en forme qui, plus que toutes les autres, mérite le qualificatif « d’universitaires » .
Cet article a d’abord été publié sur le site de Joseph Wresinski. Vous pouvez y découvrir d’autres textes sur l’œuvre et la biographie du fondateur d’ATD Quart Monde.
Photo : 1980_1988-Université Populaire Quart Monde, Paris, France.