Intervention de Paul Dumouchel Professeur à la Haute Ecole d’Ethique, Université de Ritsumeikan, Japon.
Plénière d’ouverture Colloque international « La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix » Maison de l’UNESCO 26 Janvier 2012
L’extrême pauvreté est violence
Qu’est ce que la violence ? La réponse à cette question est à la fois très simple et très compliquée. Il est très facile d’y répondre parce que n’importe qui peut reconnaitre la violence lorsqu’il la « voit » si l’on peut dire, surtout lorsqu’il en est la victime. Il est également extrêmement difficile d’y répondre parce que personne ne sait vraiment comment parler de ce qu’est la violence comment le dire d’une façon convenant à tout le monde et particulièrement d’une façon qui puisse convaincre un auditeur hostile.
Il est facile à voir, mais difficile à démontrer que ce dont quelqu’un parle – par exemple que l’extrême pauvreté est violence – est réellement violence. Pourquoi en est-il ainsi ? Même si dans certains cas il s’avère facile d’affirmer qu’une action, une situation, est une forme de violence, dans d’autres cas, cela s’avère très difficile, voire impossible.
C’est pourquoi il est difficile de dire ce qu’est la violence, parce que c’est seulement dans certains cas que l’on peut dire clairement et avec l’assentiment de tous que tel événement ou telle circonstance est violence. Dans d’autres cas, il y a désaccord, et même ceux qui nous semblent être victimes de cette violence hésitent, évitent, refusent, ou tout simplement eux-mêmes ne diront pas : « ceci est violence ». Pourquoi ?
Il semble à l’auteur que la difficulté de dire ce qu’est la violence fait partie de la violence elle-même, partie de ce qu’elle est. Dans le cas présent la difficulté de dire, dans le sens de « rendre évident à tous », que l’extrême pauvreté est violence fait partie de cette violence qu’est l’extrême pauvreté. Une partie seulement, bien sûr. Mais une partie qui ne disparaîtra que quand l’extrême pauvreté elle-même aura disparu.
D’autre part, faire passer le message que l’extrême pauvreté est violence est un pas important vers l’éradication de l’extrême pauvreté. Mais comment faire ? Et pourquoi est-ce si difficile à dire ?
Il est caractéristique de la plupart des violences communément et immédiatement reconnues comme telles par la plupart des gens, par exemple, le viol, ou une aggression physique, quelles tendent à provoquer une réaction violente. Cette réaction n’est pas directement liée au type de violence (physique, économique…). L’inégalité économique de masse n’est pas toujours perçue comme injuste ou violente, et l’agression physique elle-même, quand elle ne provoque pas une réaction violente, peut n’être pas perçue comme violente par d’autres que la victime, et, de surcroît, quelquefois non perçue comme violence par la victime elle-même. Au lieu de cela, nous, et parfois eux, avons tendance à percevoir cette violence comme une punition, comme quelque chose de mérité, ou tout simplement comme une fatalité. Nous avons tendance à reconnaître comme violentes des actions qui évoquent une réaction violente (évidemment, cela pose la question : « comment reconnaissons-nous cette réaction comme violente ? », alors que nous ignorons souvent ou restons indifférents aux actions du même type qui ne provoquent pas une réaction aussi violente).
Le fait est que quand les personnes souffrent de violence qu’elles ne reconnaissent pas comme telle, nous, les observateurs extérieurs, avons tendance à croire que la violence exercée contre eux est plus grande, plus extrême que ce que nous pouvons percevoir, parce qu’elle les a, et qu’elle nous a, rendus incapables, de la reconnaître comme violence. Le même principe s’applique à l’extrême pauvreté. La difficulté de dire qu’il s’agit de violence suggère que, de bien des façons, il s’agit d’extrême violence. Parce que la conséquence de l’extrême violence dans le sens le plus courant du terme, est toujours de réduire définitivement au silence ceux qui sont ses victimes.
Em fait, il me semble que la violence typique de l’extrême pauvreté est l’exclusion et le silence. L’exclusion et le silence dans la mesure oũ nous vivons dans une société où l’extrême pauvreté est dans une large mesure invisible et lorsqu’elle n’est pas parfaitement invisible elle se révèle en fait très facile à éviter, à contourner, à ne pas voir. Cela n’est pas un simple accident puisque l’extrême pauvreté est exclusion. Dans toutes les sociétés et plus encore dans les sociétés riches interagir normalement avec les autres coûte cher, cela demande des ressources, monétaire, bien sûr, mais aussi en temps. Au delà d’un certain seuil la pauvreté exclue les gens des interactions sociales normales, elle les retire du commerce habituel avec les autres Mais elle les exclue aussi parce qu’il y a une honte, une marque négative qui lui est attaché et qui fait que ceux qui en sont eux-mêmes les victimes tentent souvent de dissimuler leur situation et d’eux-même se retire des interactions qui la rendrait plus visible.
Ce peu de visibilité sociale de l’extrême pauvreté entraîne une indifférence et une insouciance à son égard, qui se traduit par la conviction commune que cela n’existe pas en France ou au Japon ou au Canada. Cette indifférence et cette incrédulité à l’égard de l’extrême violence fait partie de la violence de la pauvreté parce qu’elle condamne ceux qui en touchés à y rester. Car cette pauvreté n’est pas considérée comme un problème social, comme une question politique et sociale qui devrait être débatue sur la place publique car elle concerne tout le monde, mais comme un problème qui concerne uniquement ceux qui en sont victimes.
L’extrême violence de l’extrême pauvreté tient me semble-t-il dans un large mesure à ce silencem, à l’exclusion de ceux qui sont touchés mais aussi de la question de l’extrême pauvreté qui est pour l’essentiel absente du dialogue public.