« Je ne juge pas les gens au premier regard »
Entretien avec Fab Fabros, Volontaire permanente d’ATD Quart Monde aux Philippines
« Pour quelle raison suis-je ici ? »
« Pourquoi suis-je ici d’ailleurs ? » « Est-ce que je fais une différence ? » Ce sont quelques-unes des questions que Fab Fabros, Volontaire permanente d’ATD Quart Monde aux Philippines, se pose souvent. « Je me sens parfois si impuissante » a-t-elle déclaré dans un récent entretien.
Fab travaille à Manille, où vivent de nombreuses familles défavorisées, dans la vaste zone du Cimetière nord de la ville. D’autres habitent dans le quartier de Paco, où elles survivent dans de petites baraques construites avec des matériaux de récupération. « L’espace est très réduit » indique Fab. « Les baraques sont séparées par une simple planche de bois. » L’électricité est intermittente et les quelques 70 familles s’approvisionnent en eau à de rares robinets publics communs.
Et pourtant ces familles ont de la chance, selon Fab, puisqu’elles vivaient auparavant sous un pont, ce qui était bien plus dangereux.
Certains des habitants du Cimetière nord et du quartier de Paco travaillent dans la construction ou la restauration, mais ils n’ont pas les moyens financiers de louer ailleurs. D’autres risquent chaque jour leur vie pour gagner de l’argent. On les voit parfois, debout au milieu de la circulation chaotique de Manille, tentant de vendre quelques cigarettes ou bonbons pour pouvoir acheter leur repas quotidien. « Ces routes sont vraiment dangereuses » dit Fab. « Il y a peu d’espace pour les piétons » .
Un stand de fleurs détruit
Fab n’est pas émue uniquement par la souffrance physique. Ce qui la préoccupe vraiment, c’est que l’on traite les personnes vivant dans la pauvreté comme si elles ne valaient rien.
Fab raconte ainsi l’histoire d’une femme qui tenait un petit stand de fleurs, dans le Cimetière nord. Les familles qui vivent là sont souvent confrontées à des démolitions ou des opérations de nettoyage, comme c’est de nouveau arrivé l’année dernière. Toutes les possessions de cette femme ont été confisquées et détruites.
« Ils font tous de leur mieux pour survivre » proteste Fab. « Ils font de leur mieux pour surmonter la pauvreté, avoir un travail décent. Ils ont besoin d’être soutenus. »
Une attitude positive
En dépit de la misère, les familles avec lesquelles elle travaille font preuve d’une attitude positive, dit-elle. « Ils sont très généreux. Ils n’ont rien mais donnent quand même. » Fab raconte une histoire pour illustrer ses propos. Un jour, la maison d’une femme a brûlé.
- « Immédiatement, les animateurs [personnes vivant dans la pauvreté impliquées dans ATD Quart Monde] ont appelé tout le monde à contribuer, en donnant ce qu’ils pouvaient pour l’aider. On se dit parfois que ces gens n’ont même pas assez d’argent pour eux-mêmes ! Et pourtant, ce sont eux qui font preuve de cette bonté. ‘Je veux donner quelque chose !’ disent-ils. Nous ne leur avons pas demandé de le faire mais ils ont pris l’initiative de commencer à collecter des effets et à organiser les dons pour cette famille. C’est un si beau geste. »
Fab est également impressionnée par la capacité de ces personnes si démunies de tout, à toujours garder espoir. « Même si elles vivent dans la plus grande misère, ces personnes restent toujours très positives. Lorsqu’elles sont confrontées à ce genre de catastrophe, elles sont capables de changer de point de vue pour penser positivement. Elles ne sont pas tristes ou déprimées ; au contraire, elles cherchent le moyen de surmonter la difficulté. »
Révolte et impuissance
Sachant à quel point ces familles sont travailleuses et généreuses, Fab trouve particulièrement difficile de supporter le regard que les autres posent sur elles. « Je ne comprends pas pourquoi on critique ces gens ou pourquoi on pense qu’ils ne font pas partie de la société ou qu’ils commettent des délits » déclare-t-elle calmement. Fab est une personne très gentille, mais au souvenir d’un incident particulier, la colère monte.
Une autre organisation à but non lucratif aidait les gens vivant dans le Cimetière nord à se faire vacciner contre le Covid-19. Des transports avaient été organisés pour se rendre en dehors de Manille, dans une zone où des vaccins étaient disponibles. Comme Fab n’était pas encore vaccinée, elle prit le même transport que les membres de la communauté.
Tout le monde s’était entassé dans un jeepney1, chacun agrippant ses documents et permis pour pouvoir revenir dans la ville. Soudain, des policiers armés entourèrent le jeepney, demandant où « ces gens » se rendaient.
« J’avais assez peur moi-même parce que je voyais que c’était un véritable interrogatoire » raconte Fab. « Il y avait je ne sais combien de policiers ! Ils encerclaient le jeepney armés jusqu’aux dents. Nous allions juste nous faire vacciner, rien d’autre ! Mais ils nous regardaient, accusateurs, comme si nous avions d’autres motifs. Ils circulaient parmi les gens, les interrogeant : ‘Qui êtes-vous ? Quel est votre travail ? Pourquoi êtes-vous ici ?’ »
- « J’étais dévastée » raconte tristement Fab. « Je ne suis pas de cette communauté, mais j’ai été profondément blessée par la façon dont les policiers les ont traités. J’ai tellement de mal à accepter ce genre de choses. »
Intérieurement, Fab était révoltée. « C’est difficile à expliquer, j’étais vraiment en colère de voir comment ils nous traitaient. Nous sommes aussi des êtres humains. Ce n’est parce que ces personnes vivent dans le cimetière qu’elles commettent des délits dès qu’elles sortent ! »
Quand on lui demande s’il s’agit de discrimination, Fab approuve vigoureusement. « On vous traite comme un criminel ou je ne sais quoi juste parce que vous avez l’air pauvre » .
Malheureusement, certaines personnes présentes dans le jeepney ont été tellement intimidées par la police qu’elles sont retournées à la ville et ne se sont jamais fait vacciner. « J’étais choquée» relate Fab. « Ils avaient vraiment peur pour eux-mêmes ».
Bien que profondément perturbée par la situation, Fab n’avait pas les moyens d’y mettre fin à ce moment-là. « Si j’étais intervenue, j’aurais peut-être créé des problèmes pour ces personnes. Je me suis efforcée de rester calme, sans rien dire. Mais j’étais très en colère de demeurer là, assise, à attendre et écouter. » L’expérience a été bouleversante pour Fab, dont le but est d’aider les gens et de faire la différence.
Rencontre avec ATD Quart Monde
Fab a grandi à Talim, une île magnifique. Après neuf ans passés dans une entreprise pharmaceutique, elle a démissionné pour effectuer une mission d’une année avec une ONG confessionnelle, dans une région pauvre de Thaïlande.
Elle a rencontré Claude et Patricia Heyberger, deux Volontaires permanents d’ATD Quart Monde, à Bangkok, où ils l’ont invitée à dîner chez eux. Fab y a fait la connaissance de membres d’ATD Quart Monde Philippines, présents en Thaïlande pour un séminaire de formation. Deux d’entre eux vivaient dans la zone du Cimetière nord de Manille, et Fab les a écoutés avec beaucoup d’intérêt. Plus tard, elle a aidé Claude et Patricia en faisant des traductions, avant de rentrer chez elle.
Lorsque la pandémie a frappé, ATD Quart Monde n’avait qu’un seul membre à Manille, une jeune femme espagnole, Jennifer. Seule dans un pays étranger sous confinement, elle avait besoin d’aide. Claude et Patricia ont donc suggéré que Fab accomplisse un stage à distance chez ATD Quart Monde, afin de la soutenir. C’est ainsi que Fab a commencé à transcrire et traduire les récits de ces familles au sein des communautés défavorisées du Cimetière nord. Une fois encore, elle était intriguée par leurs propos, même si elle ne comprenait pas toujours complètement leurs récits.
« Tout le monde va vers Fab »
Lorsque le confinement a pris fin et que Fab a pu rendre visite aux familles démunies, elle a commencé à mieux saisir ce qu’elles lui racontaient. En fait, de nombreuses personnes avec qui ATD Quart Monde travaillait se sont mises à venir parler à Fab. Elle est patiente, compatissante et sait écouter. Les gens lui ouvrent facilement leur cœur. « Tout le monde va vers Fab ! » déclare un collègue, Volontaire permanent. Il lui arrive même de rester à écouter leurs récits, leurs problèmes, jusque tard dans la nuit.
Il est évident que Fab aime être avec les personnes vivant dans la pauvreté. Quand on lui demande ce qu’elle aime dans son travail avec ATD Quart Monde, elle répond :
- « Nous travaillons au sein de la communauté. J’aime être avec les gens, être leur amie. J’aime connaître leurs histoires. »
Fab intervient également dans des projets d’ATD Quart Monde comme le programme d’épargne Sulong et la Bibliothèque de rue. Elle aime également vivre auprès des gens avec lesquels elle travaille. Fab est impliquée dans ces projets, mais elle précise : « Nous ne leur donnons pas des choses, comme une aide matérielle ou de l’argent, mais nous les accompagnons en étant présents auprès d’eux. »
Bien que Fab adore son travail, elle a du mal à répondre quand on lui demande ce qu’elle fait. « C’est difficile parfois. Les gens me demandent ce que je fais exactement » . Cela la préoccupe. « Parfois, je ne sais pas si j’aide vraiment les gens. Parfois, je me sens perdue. Est-ce que je les aide vraiment ou est-ce que je ne fais que les écouter ? »
L’une de mes meilleures expériences
Malgré ses doutes, Fab s’illumine lorsqu’elle parle du projet « Forum » auquel elle a collaboré récemment. « C’est l’une de mes meilleures expériences » dit-elle.
Le Forum est une rencontre où des personnes vivant dans la pauvreté partagent leurs préoccupations et élaborent ensemble des actions de plaidoyer. Il ne s’agit pas d’une mêlée générale, mais d’un événement soigneusement organisé afin d’aider les personnes à exprimer ce qu’elles veulent de manière constructive. Il n’est pas toujours aisé pour des personnes concentrées sur leur survie au quotidien de réfléchir aux problèmes qui les touchent. « Nous les aidons et les incitons à réfléchir davantage à leurs problématiques » indique Fab.
« Je ne savais absolument pas comment mettre en place ce type de Forum !» s’exclame Fab. Néanmoins, elle a étroitement travaillé avec les animateurs menant les débats pour les amener à bien réfléchir à leurs rôles. Elle a véritablement poussé les participants issus d’un environnement de pauvreté à réfléchir à ce qu’ils voulaient dire et à étudier soigneusement les thèmes de discussion.
Bien sûr, c’est intimidant de mener un débat.
- « Ils trouvaient cela assez difficile » se souvient Fab. « Nous avons donc essayé de développer leur confiance en eux. Nous leur avons dit ‘Vous pouvez le faire !’ Ils étaient nerveux, mais seulement au début. Ensuite, ils se sont habitués et se sont très bien débrouillés. Ce fut vraiment une expérience très plaisante pour moi. Je leur rends hommage car ils ont su surmonter ces difficultés. Pour moi, tout était parfait, génial, impressionnant ! »
Aider avec succès des individus à surmonter leurs craintes signifie clairement beaucoup pour Fab. « J’étais si heureuse » s’enthousiasme-t-elle. « C’était fatigant, mais j’étais ravie ! Et je pense que j’ai encore plus d’amis maintenant. » Peu de temps après le Forum, elle a eu la joie d’apprendre qu’un nouveau participant masculin a rejoint un autre projet ATD Quart Monde.
« Même si le projet était mené par un groupe de femmes, il nous a quand même rejointes. C’était tellement sympathique ! » raconte-t-elle avec plaisir.
Être derrière eux
Fab adore encourager des personnes timides à oser relever des défis. À chaque fois qu’une nouvelle personne rejoint un projet, elle partage son espoir et son enthousiasme. Elle sait que ce type d’encouragement est essentiel pour des individus écrasés par la pauvreté, le mépris et les mauvais traitements. De son rôle dans les Volontaires permanents, Fab dit ceci :
- « Je pense que ce que nous pouvons vraiment leur offrir, c’est notre soutien. Nous leur donnons de la confiance ou du courage car, parfois, nous ne pouvons pas tout faire pour eux. En revanche, nous pouvons être véritablement derrière eux, les soutenir, nous efforcer de les pousser et leur dire qu’ils ne sont pas seuls. C’est vraiment important. »
« C’est difficile à expliquer »
Même si elle connaît la valeur de l’encouragement et du soutien, Fab ajoute qu’il demeure difficile de l’expliquer aux autres. « À ma connaissance, seule l’organisation ATD Quart Monde apporte ce type d’aide. C’est la raison pour laquelle il est assez difficile, pour le monde extérieur, de comprendre ce que fait exactement ATD Quart Monde. »
C’est parfois démoralisant de voir les autres dédaigner des actions que vous savez être importantes. « C’est décourageant » reconnaît Fab. Lorsqu’on lui demande quel changement elle aimerait voir survenir dans son pays, Fab soupire, d’un air un peu désespéré.
- « Je dirais, la façon dont on traite les individus. Je voudrais l’égalité. Il ne devrait pas y avoir de discrimination, que l’on soit pauvre ou riche. Nous avons véritablement besoin d’un tel changement. Mais dans notre société, si vous êtes pauvre, c’est tant pis pour vous. Si vous êtes riche, vous avez de l’influence et le pouvoir de changer les choses. »
« C’est vraiment un gros problème. » Fab semble ne pas avoir beaucoup d’espoir. « Je ne sais pas comment nous pouvons changer ça. Peut-être cela prendra-t-il du temps, voire des années, mais il faudrait plus de justice. »
« Ça a changé ma vie »
Fab ne sait pas combien de temps encore elle travaillera avec ATD Quart Monde. Elle se sent parfois impuissante, perdue et découragée. Et, comme tous les parents, les siens seraient plus heureux si elle était enseignante, ou exerçait une autre profession, bien rémunérée. C’est difficile d’expliquer aux gens qu’elle fait « juste du volontariat » . Quoiqu’elle décide, Fab affirme qu’ATD Quart Monde a changé sa vie.
« J’ai appris d’ATD Quart Monde qu’il ne faut pas juger, mais tenter de comprendre les [personnes vivant dans la pauvreté]. Il y a peut-être eu un événement dans leur passé qui explique leur comportement. »
« Je pense que ça a changé ma vie parce que, maintenant, je ne juge plus les gens au premier regard » conclut Fab. « C’est comme si je me mettais à leur place. »