La violence et la paix
Intervention de Martine Le Corre Militante Permanente ATD Quart Monde en ouverture du colloque « La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la paix » 26 janvier 2012
Lors des travaux du colloque « La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix, Martine Le Corre, militante permanente ATD Quart Monde et co-animatrice de la recherche-action participative « Misère, violence et paix », a pris la parole lors de la plénière d’ouverture pour situer l’enjeu de cette recherche action pour les familles très pauvres.
Elle a expliqué de quelle façon cette recherche-action a été mise en œuvre en créant les conditions pour que ces mêmes familles soient au cœur de la démarche et en soient les premiers acteurs et elle en a présenté les principaux fruits.
Nous sommes tous aujourd’hui très fiers d’être en ce lieu pour vivre un temps de dialogue autour de notre travail de connaissance par le croisement des savoirs concernant le thème de la Violence et de la Paix.
Notre Mouvement ATD Quart Monde, fondé par J. Wresinski est implanté dans 29 pays sur les cinq continents.
Partout nous sommes engagés, en lien avec des familles très pauvres, celles que l’on n’entend jamais, celles que quasi personne ne considère, celles que l’on se contente d’observer et que l’on prétend incapables du moindre discernement, ces hommes et ces femmes dont l’intelligence même est remise en cause.
Partout ces familles nous montrent au quotidien que ces représentations sont fausses et sont liées à une méconnaissance du milieu de la pauvreté. Ces mêmes familles nous ont toujours montré que lorsqu’on les prend au sérieux elles ont, à tous niveaux, une réelle richesse dont on ne peut se dispenser.
Je voudrais saluer le courage des familles dont la vie quotidienne est si dure car ce sont elles qui, malgré leur vie de misère, ont tenu le coup, ont puisé les forces nécessaires pour mener à bien ce travail de connaissance.
Comme nos amis haïtiens qui envers et contre tout ont continué à se réunir.
Comme à Dakar où des familles vivent dans un quartier et doivent s’organiser pour canaliser les eaux d’égout qui inondent leurs habitations.
Comme ces hommes en Centrafrique, au Pérou, au Guatemala qui doivent marcher, chercher des heures et des heures pour trouver de quoi nourrir la famille, comme ces parents séparés de leurs enfants qui espèrent encore et toujours pouvoir les récupérer.
Ce sont ces mêmes familles, ces mêmes personnes qui sont au coeur de cette recherche et en sont les premiers acteurs. Tout au long de ce travail, elles nous ont démontré que, par leur expérience de vie en milieu de misère, elles ont des connaissances, un savoir, une analyse de cette vie que elles seules peuvent apporter, nommer. Elles ont montré aussi que ces connaissances, ces savoirs sont essentiels et qu’ils doivent être mis en relation avec d’autres savoirs plus formels, plus reconnus pour bâtir une plus juste connaissance destinée à combattre la misère, je dirais aujourd’hui à combattre la violence de la misère. C’est cela le croisement des savoirs.
Sur ces cinq continents la démarche a pris vie. Partout des familles très pauvres ont été mobilisées et chacun a pu se mettre en marche. Cinq séminaires de travail ont été organisés :
- Le premier à l’île Maurice où se sont retrouvés des acteurs de l’île de la Réunion, Madagascar, Haïti, France et bien sûr nos amis Mauriciens.
- Le second à Frimhurst en Angleterre. Les acteurs venaient d’Irlande, Philippines, des États- Unis d’Amérique, du Royaume Uni.
- Le troisième à Lima au Pérou avec des acteurs d’Espagne, de Bolivie,de Haïti, du Guatemala, du Pérou et du Honduras.
- Le quatrième à Pierrelaye en France avec des acteurs de Belgique, du Liban, de France et d’Égypte.
- Le cinquième à Dakar au Sénégal qui a rassemblé des acteurs du Burkina Faso, de la République Centrafricaine, de la République Démocratique du Congo, du Sénégal, de Côte d’Ivoire et du Rwanda.
Dans chacun de ces séminaires de travail il y avait donc des acteurs du monde de la misère, des alliés engagés professionnellement ou associativement, ou encore dans des universités, des volontaires .Tous nous étions membres du Mouvement ATD Quart Monde. En amont de chaque séminaire, des dizaines d’interviews de personnes du milieu de la pauvreté ont été réalisées. Dans ces séminaires environ 300 personnes ont participé de manière très directe, physiquement en produisant chacun une vraie contribution ! Bien plus si l’on devait compter ceux, celles qui ont participé à cette recherche par le biais de nos Universités Populaires Quart Monde.
Pendant les travaux de chaque séminaire, les acteurs ont travaillé en groupes de pairs (les personnes du milieu de la pauvreté ensemble, les volontaires permanents ensemble, les alliés ensemble) de manière à ce que chaque groupe d’acteurs élabore sa pensée sans être influencé par l’autre.
Pour notre colloque, ces quatre derniers jours, où cette fois nous avons croisé les résultats de notre recherche dans un premier temps entres pairs venant des différents continent du monde, puis dans un second temps les groupes ont été mixés et nous avons dialogué entre membres du Mouvement pour, dans un troisième temps, croiser nos savoirs avec un groupe de chercheurs et de praticiens qui eux aussi avaient bien sûr travaillé et fait des apports sur ces questions de la Violence et de la Paix. Et là il me semble que nous avons pris ensemble la dimension de ce que veut dire croiser les savoirs et que pour réussir cela, un certain nombre de conditions sont à réunir. Voilà les questions de recherches que nous avons travaillées pendant les séminaires : « Qu’est ce qui est le plus violent pour moi dans ma vie ? Quelles sont les conséquences de ces violences ? Et comment je résiste ? Comment je peux rompre le silence ? » Puis, « La paix pour moi qu’est ce que cela veut dire ? De quelle paix je parle, de quelle paix j’ai besoin ? Comment je suis acteur de paix ? »
C’est avec toute cette richesse et j’ose dire la pertinence de ce travail, qu’aujourd’hui nous nous retrouvons avec vous.
Voici ce que ce travail nous a permis de mettre en lumière :
En milieu de pauvreté, dans mon milieu ce mot VIOLENCE est utilisé comme un qualificatif. Il est souvent utilisé comme une accusation. Pour nous nommer, nous désigner, depuis toujours, l’on parle des pauvres comme des personnes violentes qui font peur. On parle de milieu de violences, de notre jeunesse qui est violente, du coup, nous en étions presque à penser que ce mot violence était en fait un qualificatif qui collait à notre peau. Ce mot n’entrait dans notre vocabulaire que pour parler des coups que l’on reçoit ou que l’on donne ! Parce que nous avons cherché ensemble ce qui était le plus violent dans nos vies nous nous sommes rendus compte que ce que nous vivions en milieu de pauvreté était en fait de multiples violences, pourtant nous n’employions pas ce mot, nous n’osions pas le faire.
Un exemple : après une Université Populaire dans ma région sur le thème de la violence une maman a dit : « Mon enfant est placé, je n’arrive pas à le récupérer, ça fait 10 ans que ça dure, en fait, ça c’est violent » et elle a ajouté « avant j’aurais dit c’est pas juste, c’est pas normal, aujourd’hui je veux m’autoriser a dire c’est violent car ça me détruit, et ça détruit aussi des choses chez mon gamin ».
Partout nous avons fait l’expérience que l’on pouvait s’approprier ce mot et qu’il correspondait vraiment à ce que nous subissons en milieu de pauvreté.
Ras le bol de parler seulement de notre violence, il y a des violences que nous subissons qui jamais ne sont nommées en tant que telles, on ne les nomme pas de cette manière là parce que ce serait dérangeant pour notre société. On n’ose pas dire que ce que l’on fait vivre aux plus pauvres ce sont des violences, des violences silencieuses, des violences sourdes. Et oui, ce que l’on appelle des erreurs, des dysfonctionnements, des ratés, des réponses mal appropriées, tout ça en fait ce sont des violences. Des violences institutionnelles, des violences de déni de droit, ces violences qui marquent et qui détruisent des vies.
Oui parfois en milieu de pauvreté nous pouvons avoir des réactions violentes mais il faut que soit reconnu aussi que des gestes, des paroles, des réponses qu’elles soient politiques ou institutionnelles sont aussi une extrême violence. Ça suffit ! La misère est violence, nous ne pouvons plus accepter qu’en plus elle soit banalisée. Elle doit nous mobiliser, nous devons refuser de nous y habituer.
Pour la question de la Paix, nous avons tous été très impressionnés de voir comment chacun aspire à la paix. Que la paix ce n’est pas seulement un joli mot, que la paix on ne la décrète pas, on la construit, on la vit. Et on la construit, on la vit à partir d’un quotidien. Je pense à notre ami Bouba en Afrique qui dit : « On peut parler de Paix mais tant que je verrai mes enfants crever de faim j’ai du mal à croire que la paix soit possible ». La question c’est : « que met-on en action pour que demain les enfants ne crèvent pas de faim, que la paix s’installe dans la famille, qu’elle se propage dans le quartier ? ». Comme dit Bouba : « la paix quand tu l’as au quotidien tu la veux pour tes voisins puis pour tous les autres mais la paix elle passe par le bien être de chacun ».
Est-ce que ceux qui ne savent pas ce qu’est la vie des plus pauvres ou encore ceux qui ne se questionnent même plus, tellement cette misère qui s’étale sous leurs yeux est devenue courante qu’on a fini par la banaliser, est-ce que ceux-là ont conscience que ce qui leur permet d’être en paix et de penser la paix pour le monde, c’est aussi et d’abord parce qu’ils n’ont pas à se battre pour devoir vivre et penser leur paix au quotidien ? Cette réflexion nous oblige donc à penser la paix à partir des plus pauvres.
Je terminerai en disant que cette aventure, ce travail autour de la connaissance Expertise c’est comme une magie de l’universel.
Cela a été exceptionnel, c’est nous les hommes qui dressons les frontières, qui insistons sur nos différences, mais dans la vraie vie, ces frontières là n’existent pas, tout ça vole en éclats.
Les plus pauvres se retrouvent et se reconnaissent, quelles que soient leurs langues, leurs origines et ensemble nous devenons une force. Notre bien commun c’est notre vie, elle est la même, faite de violences semblables. Notre bien commun, ce sont les mêmes espoirs et les mêmes aspirations que nous partageons. Dans cette recherche on peut démontrer que se passer de ce savoir que portent les plus pauvres c’est comme s’amputer. Ne pas en tenir compte est une violence.
Nous avons démontré ensemble que la misère est violence, que tant que nous n’aurons pas guéri ces maux, la paix restera à construire, les deux sont très liés, on ne peut vouloir l’un sans l’autre. Construire la paix sans s’attaquer, sans détruire la violence de la misère ce n’est pas possible. On ne peut pas vouloir la paix si on ne met pas tout en oeuvre pour détruire la violence qu’est la misère.
Merci au nom de tous mes amis co-acteurs de cette recherche connaissance expertises et en particulier merci à tous ceux qui ne sont pas présents physiquement mais qui le sont dans nos têtes et nos cœurs.