Le mur de Berlin est tombé… Et les autres murs de la honte ?
Le mur de Berlin est tombé, c’était le 9 novembre 1989, et un grand frisson de joie a parcouru le monde. Pendant 28 ans, il s’était dressé entre des familles, des voisins, avait scindé un peuple en deux. Plus possible de se rencontrer, de se mélanger, de faire société ensemble.
Le mur est tombé, mais comment se retrouver, lorsqu’on a été poussé sur des chemins si différents et qu’il a fallu vivre malgré tout ? Il a fallu réapprendre à vivre ensemble. Nous ne pouvons comprendre si nous ne l’avons pas vécu, et ceux qui l’ont vécu ont cherché longtemps les mots pour dire la violence de la rupture, la violence de l’enfermement. Aujourd’hui encore, partout dans le monde, des murs se dressent pour que les gens ne se mélangent pas, ne partagent pas les richesses de notre humanité et celles de notre planète.
Des murs bien solides qui défigurent les paysages, mais aussi des murs invisibles qui déforment nos esprits et barricadent nos cœurs, des murs censés protéger certains, mais qui détruisent d’autres, implacablement.
Il y a ces murs qui se dressent dans nos sociétés autour des familles très pauvres, érigeant un apartheid social insidieux. Ces murs qu’on monte autour des quartiers pour séparer les populations, non pas toujours avec du béton ou des barbelés mais parfois à la force de qualificatifs rédhibitoires, de dispositifs contraignants. En Haïti, dans un moment de crise, plusieurs quartiers très pauvres ont été décrétés zone rouge, zones interdites aux personnels des Nations Unis et des ONG humanitaires et de développement. Ainsi les habitants devaient faire face, seuls, à la dureté du quotidien et à l’absence de justice. Des jeunes et des adultes ont alors pris des risques pour permettre le vivre ensemble, comme cette maman, Mme Saint Clair qui a perdu sa fille, assassinée. Elle a refusé l’engrenage de la vengeance et rallié d’autres familles éprouvées. « Nous sommes devenus des exemples pour le quartier pour qu’il y ait la paix. » Malgré la pression de certains, elle a persisté dans son refus de vengeance : « même si tu cherches la paix, il y a des gens qui t’humilient, ils te considèrent comme rien parce que tu ne parles pas fort ».
Dans bien des villes, sur tous les continents, des îlots de tranquillité bourgeonnent, adossés à des lieux de misère mais délimités par des murs, des îlots de tranquillité où les habitants se bardent d’idées préconçues sur leurs voisins indésirables qu’ils ne côtoient jamais et perçoivent comme une menace pour leur bien être, sans jamais mesurer l’enfermement dans lequel ces personnes sont ainsi condamnées, sans vouloir sonder la souffrance qu’elles vivent. Ça se passe à côté de chez nous. En France, dans un quartier au moment où se construisait une maison d’accueil pour les personnes à la rue, les habitants avaient fait une pétition pour empêcher la poursuite de ce projet puis ils ont découvert avec le temps que les personnes accueillies cherchaient à vivre en paix avec leur voisinage. A Maurice, dans un abri de nuit à Port-Louis Jacques Edouard disait lors d’une visite de membres d’ATD Quart Monde venant de la région : « votre visite nous fait du bien parce que la plupart du temps, les gens qui passent devant le centre ont peur de nous, ils ne nous regardent même pas ».
Ces murs d’indifférence et d’ignorance créent la souffrance : « Le plus dur à vivre dans la misère, c’est le mépris, qu’ils te traitent comme si tu ne valais rien, qu’ils te regardent avec dégoût, jusqu’à te traiter comme un ennemi. Nous et nos enfants, nous vivons cela chaque jour, cela nous fait mal, nous humilie et nous fait vivre avec la peur et la honte ». Ce sont les mots d’une maman d’Amérique Latine, Editberta, qui font écho à l’expression de Nelly Schenker, d’Europe : « C’est comme si la pauvreté était une prison – de tous côtés où l’on se tourne on est devant un mur. Nos enfants se retrouvent devant ce mur et ne peuvent aller au-delà. Dans la pauvreté on ne nous laisse aucune liberté, surtout pas celle de franchir ce mur. » (article « j’ai faim dans ma tête » blog Pour un monde riche de tout son monde)
Il y a des murs que nos sociétés élèvent au beau milieu de la vie des familles, séparant parents et enfants, au nom d’une idée qu’on se fait de la protection de l’enfance et de la lutte contre la pauvreté. Si aujourd’hui en Suisse, le pays se penche sur une page sombre de son histoire social en reconnaissant le caractère coercitif des mesures prises jusqu’en 1981 à des fins d’assistance, le placement d’enfants dans ce pays et ailleurs continuent d’être source de d’humiliations, de destruction pour les familles et de perte d’identité pour les enfants placés.
Michel Brogniez en Belgique qui a été séparé de ses sœurs, brutalement et sans explication, n’a vécu que dans des foyers jusqu’à sa majorité, à cause de la situation de grande pauvreté dans laquelle vivait sa famille. Aujourd’hui, dans une vie toujours en équilibre précaire, il continue de s’engager pour que d’autres ne vivent pas ce drame : « Il y a plein de vies qui ont été gâchées. Pourquoi ? Là, c’est toute la question, pourquoi ? Pas mal d’enfants ont été pris à leur famille et cela coûté à la société des sommes colossales. Cela a coûté aussi de la rancœur, de la haine. Mais pourquoi ces choses ? » Combien parmi ces enfants devenus adultes ont pu cicatriser leurs blessures, regagner l’estime de soi et des autres ? Rosemary Jost, dans l’ouverture de l’acte de commémoration en Suisse, raconte : « Je ne pouvais pas me défaire de cette période d’horreur vécue, je ne pouvais parler à personne de mon passé, restant avec la peur constante que tout puisse à nouveau recommencer. (…) Nous, les enfants placés d’office, avons été laissés à notre souffrance et privés de toute dignité et de confiance en nous, bien qu’il fût connu de manière précise ce que nous devions endurer. Je me suis souvent demandé pourquoi personne ne nous a aidés. Tellement de gens connaissaient notre sort et se taisaient, mais POURQUOI ?… Étions-nous vraiment pires que tous les autres ? » ( Revue Quart Monde, « Identités, appartenances et vivre ensemble », 2013)
Le mur de Berlin est tombé, d’autres murs s’érodent, et tombent en poussière. Celui de nos préjugés, de notre ignorance se désagrège lorsqu’on prend le risque de la rencontre, et qu’on se donne comme projet de bâtir la confiance entre les hommes, dans le respect de l’égale dignité. « La seule chose qui nous aide, nous qui sommes enfermés dans la pauvreté, c’est un lieu où avec d’autres personnes nous pouvons sentir que nous sommes aussi des êtres humains, un lieu où nous sommes écoutés dans le respect ; un lieu où les gens prennent le temps d’apprendre de notre vie quotidienne – et comment ensemble nous pouvons agir autrement » poursuit Nelly Schenker.
« La première injustice, celle qui la première doit s’arrêter est l’injustice du cœur. C’est la plus terrible injustice qui fait qu’un homme puisse se croire supérieur à un autre, se croire en droit de le mépriser. » C’est la réflexion de Joseph Wresinski, homme né dans la misère et qui, sa vie durant, a porté le message d’espérance d’une humanité réconciliée. Avec ceux qui ont eu le courage de la liberté en 1989, avec Nelly, Michel et les autres, continuons le combat pour faire tomber tous les murs de la honte, et permettre la rencontre et la reconnaissance de la dignité de tout être humain.
Jacqueline Plaisir, Déléguée Générale adjointe d’ATD Quart Monde
Cette photo a été prise en 1992 en face de la partie restante du mur de Berlin qui fut témoin du nombre de personnes tuées en essayant de quitter l’Allemagne de l’Est jusqu’en 1989. Lors de la cérémonie, les jeunes vivant dans la pauvreté à travers l’Europe ont été guidés par la conviction que le respect des victimes de ce mur était une façon de continuer à s’engager à la construction d’un monde où tous les murs, visibles et invisibles, n’existeraient plus. Cette photo est extraite d’« Artisans of Peace Overcoming Poverty » (e-book en anglais), issu de la recherche-action du Mouvement ATD Quart Monde, sur la violence de la misère et la paix