L’expérience de la rue : modèle pour le monde ? | Diana Skelton

Par Diana Skelton

Diana Skelton
Diana Skelton

« L’école me hait ! ». A peine quelques heures plus tôt, cet enfant de la Nouvelle-Orléans était encore toute excité à l’idée de faire sa rentrée à l’école maternelle. Pourtant, une seule journée d’école avait suffi à le faire se sentir stupide. Les gens qui vivent dans la pauvreté sont en permanence amenés à se sentir stupides. « Il sera en échec comme son père, il ne devrait même pas être dans cette classe ». « Qu’est ce qui vous laisse penser que vous arriverez à élever un enfant ? », « Vous n’avez rien à faire ici, vous êtes un obstacle, vous ralentissez le rythme ».

De récentes recherches révèlent que la pauvreté affecterait l’intelligence humaine.

Deux études, l’une réalisée à Princeton (Harvard) et à l’Université de Warwick et une autre mentionnée dans les comptes-rendus de la National Academy of Sciences, (Académie Nationale des Sciences des États-Unis) soutiennent ce qui suit:

« De nouvelles études ont démontré que la pauvreté inflige une sorte de charge au cerveau. Elle absorbe une couche mentale – dont la capacité est sollicitée dans le fait d’avoir à se démener pour des questions financières, en faisant face à de faibles ressources et à l’écart entre les factures et les revenus – telle que les personnes pauvres disposent de ressources cognitives moindres pour réussir leur éducation parentale ou au travail. Faire l’expérience de la pauvreté équivaut à faire baisser son QI de 13 points puisque l’attention est portée sur tout autre chose. […] Cette découverte a ouvert une brèche sur l’impact que provoque la pauvreté sur un individu à une période donnée de sa vie. […] Ceci étant, les scientifiques estiment, par ailleurs, que les inconvénients de la pauvreté s’accumulent et que la durée de ces périodes finit par se prolonger dans le temps. Le fait de vivre dans la pauvreté pendant des années, ou même des générations, en accroît les effets de manière plus insidieuse. Un enfant confronté à la pauvreté en subit encore les conséquences à l’âge adulte. »

Il est nécessaire de comprendre de manière plus générale combien les défis suscités par la pauvreté sont dévastateurs et comment ils réduisent à néant toute chance de réussite. Cependant, le fondement de cette recherche basé sur un « dysfonctionnement cérébral » et la perte de points de QI rappelle de façon effroyable The Bell Curve, cet ouvrage de Charles Murray et de Richard Hernstein datant de 1994 qui établissait un lien entre les faibles scores obtenus aux tests par des afro-américains et un héritage intellectuel propre à des appartenances raciales.

Bien que d’autres chercheurs aient rapidement mis au défi les hypothèses avancées dans The Bell Curve, l’ouvrage a continué à servir de référence pendant plusieurs années. Ces hypothèses ont non seulement alimenté les stéréotypes racistes, mais également une approche fragmentaire de ce qu’est l’intelligence.

En fait, le directeur de recherche de l’une de ces études, le Professeur diplômé de Harvard Sendhil Mullainathan, définit le cadre de sa recherche de façon bien plus nuancée : « Il ne s’agit pas d’affirmer que les gens pauvres sont moins intelligents que les autres. Nous démontrons simplement qu’une même personne qui fait l’expérience de la pauvreté souffre d’un déficit cognitif, ce qui ne serait pas le cas si elle se trouvait dans une situation différente ». Malheureusement, de nombreux articles reprenant la citation de Mullainathan diffusent le message inverse ; comme par exemple, le gros titre d’un site d’information en ligne (MSN) : « Les soucis d’argent peuvent vous rendre moins intelligents ».

Les tests de QI, tel que le SAT (examen standardisé utilisé pour l’admission aux universités des États-Unis) et bien d’autres tests-type, prennent évidemment en compte certains aspects des capacités mentales, et particulièrement le genre d’intelligence dont les concepteurs de ces tests sont eux-mêmes le plus familier, mais ces tests ignorent complètement d’autres aspects de l’intelligence.

Bien que le stress et le chaos liés à la pauvreté affectent réellement l’énergie mentale des gens, l’expérience d’ATD Quart-Monde nous enseigne qu’elle aiguise aussi leur intelligence de bien d’autres façons. Les gens qui connaissent la misère inventent régulièrement des stratégies d’approche qui leur permettent de relever les défis qui en freineraient plus d’un.

Aux Philippines et à Madagascar

Par exemple, lors d’une visite aux Philippines, je me suis rendu dans une communauté vivant sous un pont à Manille. Environ 500 personnes y vivent, non seulement le long des berges, mais elles occupent aussi chaque mètre carré de l’espace situé sous le pont de part et d’autre de la rivière. Cela représente non moins de 100 habitations, dont certaines jouissent même de générateurs et d’ordinateurs. La plupart des habitations sont minuscules et ont été construites à différentes périodes à mesure que les familles se sont agrandies. Dans une publication récente (Artisans de paix contre la pauvreté | Volume 2), des habitants s’expriment : « Nous devons être très inventifs et ingénieux dans la manière de construire nos habitations. Nous sommes en quelque sorte des architectes non diplômés. Nous savons comment organiser nos affaires personnelles dans un espace aussi réduit ».

Familles vivant sous un pont à Manille, relogées plus tard sur un site
Familles vivant sous un pont à Manille, relogées plus tard sur un site

C’est vrai que ce sont des architectes. Même si chacun mériterait une forme de logement plus sûre, ils réalisent un véritable exploit d’ingénierie. J’ai observé la même intelligence au travail à Madagascar où des familles privées d’un logement traditionnel vivaient dans des bidonvilles dans l’enceinte d’une décharge publique. Alors que leurs habitations étaient fréquemment détruites par les autorités, ces familles trouvaient à chaque fois les moyens de les reconstruire avec généralement rien de plus que de petites bâches en plastique, du carton et de la ficelle. Dans la société actuelle, plus les gens sont éduqués, moins ils sont obligés de concevoir tout ce dont ils ont besoin pour vivre. Dans la pauvreté, au contraire, les enfants apprennent dès leur plus jeune âge à inventer des jeux à partir de bouts de ficelle et de plastique.

Aux Philippines, une autre communauté vit sur le front de mer industriel où des conteneurs de transport sont empilés sur une hauteur équivalant à un immeuble de vingt étages. De gros camions vont et viennent, projetant boue et poussière et il y a actuellement une montagne de poudre de carbone qui répand de la suie aux alentours. Certaines de ces familles vivent dans une ruelle si peu lumineuse que l’on se croirait à la tombée du jour même à midi. D’autres se trouvent dans des abris provisoires, cloisonnés, sans fenêtres. Beaucoup de gens, contraints subitement de vivre sans la lumière du jour, ne trouveraient pas la force mentale ni la résistance pour s’accommoder de conditions aussi anormales. Et pourtant, un groupe d’adultes appartenant à cette communauté a non seulement trouvé les moyens de composer avec les défis de la vie quotidienne, mais a participé à la conception et à la réalisation de deux de nos projets de recherche participative au cours de ces dernières années : l’un portant sur la violence de la pauvreté et la recherche de la paix; et l’autre sur les Objectifs du Millénaire pour le Développement.

Les gens qui vivent dans la pauvreté sont intelligents d’une façon que le monde ignore.

Aussi vraisemblable et injuste que cela puisse être, leur expérience ne leur apporte pas les compétences adaptées à un test de QI, une formation ou un travail. Il est indispensable de repenser les méthodes éducatives de façon à faire émerger le potentiel caché de tous les enfants. Même si en parallèle, les enfants confrontés à la pauvreté apprennent et mettent sans cesse en pratique leurs connaissances pour affronter la vie dans des espaces confinés dotés de si peu de ressources. Sur une planète poussée à son point de rupture du fait de la surconsommation des ressources naturelles, nous devons apprendre à travers leur débrouillardise, leur créativité et comment chacun peut vivre avec moins. Les personnes en situation de pauvreté n’ont pas d’autre choix que de s’accommoder du fait d’être bafouées, discriminées et stigmatisées.

Dans un monde où diversité et émigration mènent trop souvent au conflit, leur intelligence émotionnelle doit nous permettre d’apprendre comment les hommes peuvent coopérer, développer une compréhension mutuelle et avancer ensemble vers la paix.

Le monde a besoin de l’intelligence des gens qui connaissent la pauvreté. Chaque individu a son rôle à jouer face aux défis mondiaux que nous rencontrons. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser un seul enfant penser que l’école le hait.

 

Article traduit du blog Together in dignity, Wanted: Street Smarts for the World
Photo :
(1) En République Démocratique du Congo, comme dans tant d’autres régions du monde, des enfants sont parvenus à réaliser leur propres ballons de football, à l’image de celle-ci faite de papier, plastique et ficelle. (Source: http://otracosa.skynetblogs.be/archive/2006/11/index.html)
(2) ATD Quart Monde Philippines