Problème ou opportunité pour l’humanité ?
Guy Malfait et sa femme, Vanessa Joos, sont depuis 1996 volontaires permanents d’ ATD Quart Monde. Après des missions en France, en Haïti et aux Pays-Bas, ils sont en poste depuis 2010 à Manille. Malgré sa riche expérience dans la lutte contre la pauvreté, Guy ne se considère pas comme un expert : les véritables experts sont ceux qui souffrent de la pauvreté.
« Je me rappelle une scène de mon enfance. Ma mère rentra un jour bouleversée de chez le boulanger. Andrea, cette pauvre femme qui a déjà trop d’enfants (sans parler des hommes), avait sérieusement mis la femme du boulanger dans l’embarras. La femme du boulanger connaît Andrea (comme tout le village d’ailleurs) et sait qu’elle a du mal à joindre les deux bouts. Dans toute sa bonté, elle avait offert à Andrea un pain de la veille, qui était de toute façon invendable. Ne voilà-t-il pas que cette garce d’Andrea fit toute une scène dans la boulangerie, en lançant à la femme du boulanger qu’elle n’avait qu’à manger son pain elle-même si elle le trouvait si bon. “C’est quand-même un comble”, avait encore ajouté ma mère. “Ces gens ne méritent pas qu’on les aide !”
Je ne connais pas Andrea, mais je reconnais bien son histoire. Tout autant que la réaction de ma mère. En vingt ans d’implication dans le mouvement international ATD Quart Monde, j’ai déjà rencontré pas mal d’Andreas. Je pense notamment à Ate Tela qui vit, comme une centaine de familles, sous un pont au-dessus d’un égout à ciel ouvert à Manille. Cette année encore, en dépit de toutes sortes d’interventions de services sociaux, ses enfants manqueront régulièrement l’école pour aller mendier, au carrefour un peu plus loin, quelques pièces aux vitres des voitures.
Ce sont les pauvres sur lesquels la société n’a pas d’emprise. Ce sont les pauvres pour lesquels les programmes d’aide ne fonctionnent pas. Bref, ceux qui résistent au lieu de collaborer. “Ces gens veulent-ils en fait vraiment être aidés ?”, s’écrie-t-on finalement, frustré. Il s’agit selon moi d’une question trompeuse ; elle donne l’impression que le problème se situe uniquement dans le chef du nécessiteux. C’est le postulat confortable de toute personne disposée à aider. Lorsque la proposition d’assistance n’est pas accueillie avec reconnaissance, voire est refusée, c’est le destinataire qui est mis en question. Rarement ou jamais, la personne ou l’organisation derrière l’aide proposée, pas plus que la société, ne se remet elle-même en question.
C’est pourtant ce à quoi ATD Quart Monde m’encourage sans cesse. À vrai dire, c’est le genre d’invitation que l’on préfère refuser. Pourtant, il peut valoir la peine d’abandonner nos certitudes. Oser abandonner des certitudes erronées et confortables afin de donner de l’espace à la conviction que chaque individu, même une Andrea, est une opportunité pour l’humanité.
Prenons le ‘cas problématique’ d’Ate Tela à Manille. En dépit de toutes les séances d’information et même des menaces du service social, elle continue à envoyer régulièrement ses enfants à la rue pour mendier un peu d’argent. Comment expliquer qu’une mère prive volontairement ses enfants d’école ? Nous ne recevions pas non plus de réponse à cette question au début. Nous avons alors invité ses enfants et d’autres de Sous le Pont à la bibliothèque de rue hebdomadaire. Par le biais des enfants, nous avons pu construire une relation avec Ate Tela. C’était laborieux au début, car elle appréhendait évidemment l’idée de se faire une fois de plus dicter la leçon. Et soudain un changement s’est produit : elle venait de plus en plus souvent, “simplement pour jeter un coup d’oeil” disait-elle. Ce simple coup d’oeil devint après quelques mois une participation active et plus tard même une prise de responsabilité dans la bibliothèque de rue. Ceci n’a rien de surprenant, comme il est apparu après coup. Ate Tela est une figure emblématique pour les familles de Sous le Pont. C’est à elle que les gens confient leurs problèmes et elle les accompagnera, s’il le faut, auprès de quelque service public que ce soit. Ate Tela est le genre de femme qui règle les problèmes dans le quartier ; elle connaît les gens mieux que quiconque.
Elle a participé avec d’autres parents de Sous le Pont à une enquête internationale visant à évaluer les Objectifs du Millénaire 2015 et à donner des conseils pour l’Agenda Post 2015. Pendant un an et demi, ils se sont réunis une fois par mois afin d’échanger des expériences, de prendre conscience de leur propre réalité et de trouver les termes exacts pour l’exprimer. Nous avons constaté avec stupéfaction les efforts quotidiens que fournissent parents et enfants pour aller à l’école. Ils savent mieux que quiconque que l’école est la clé d’une vie meilleure. Ils connaissent toutefois, mieux que quiconque, la réalité de la plupart des enfants pauvres à l’école : ils vont à l’école mais n’y apprennent pratiquement rien ! Et ce en raison des conditions de vie difficiles, de l’exclusion de l’école, etc. Il est donc logique qu’en cas de nécessité, les enfants manquent l’école pour soutenir leur famille. En juin dernier, les conclusions de l’enquête ont été présentées aux Nations- Unies à New York. Ate Tela et les autres de Sous le Pont n’en sont pas devenus plus riches pour autant. Mais un changement fondamental s’est opéré en eux. Le sentiment d’être superflus et que personne ne les écoute, a laissé place au respect de soi, à la confiance en soi et à l’estime de soi.
Andrea est-elle alors une enfant gâtée lorsqu’elle refuse un vieux pain ? Ou est-ce un cri de la dernière part de respect de soi qu’il lui reste pour être écoutée et ne plus se contenter uniquement de la charité ? C’est la raison pour laquelle j’aime tant les Andreas : elles m’obligent à tout bout de champ à effectuer un véritable renversement copernicien : faire d’un problème une opportunité pour l’humanité !