« Quand un peuple parle – ATDQM, un combat radical contre la misère »
Un livre de Bruno Tardieu, préface de Laurent Voulzy, aux éditions La Découverte. Cahiers libres – 250 pages – 13,50€. Sortie le 3 septembre 2015
Militant, universitaire, délégué national d’ATD Quart Monde pour la France de 2006 à 2014, Bruno Tardieu partage depuis plus de trente ans la vie et les combats humains et politiques de quartiers très défavorisés en France et aux États-Unis.
En s’interrogeant sur le rôle politique des plus démunis, il signe un livre qui mêle une analyse de politique et historique d’ATD Quart Monde et son histoire personnelle d’engagement. Une analyse de fond rédigée dans un style coulant et clair.
Ce livre, qui présente les méthodes, les principes, l’esprit, l’analyse politique du mouvement ATD Quart Monde, ouvre des perspectives pour inventer des alternatives au totalitarisme de l’argent. Il cherche ainsi à mieux faire connaître un Mouvement porté par un refus de l’assistanat, du contrôle ou de l’embrigadement, et par une volonté de libérer les potentiels des populations très pauvres et de tous les citoyens.
On y découvre notamment qu’ ATD Quart Monde a introduit en France la notion fondamentale d’« exclusion sociale » – la misère n’est pas seulement le problème de ceux qui la vivent, elle corrompt la société –, ainsi qu’une nouvelle approche de la lutte contre la pauvreté fondée sur la connaissance que les plus démunis ont du monde, la défense des droits de l’homme, le refus du tri social et la nécessité d’une mobilisation citoyenne.
À commander sur www.editionsquartmonde.org/catalog
Lire l‘interview de Bruno Tardieu sur le site ATD Quart Monde France
Découvrez un extrait du livre
Les pauvres, fauteurs de violence ?
Lors d’une conférence à Boston, en 1996, Elliot Mishler, professeur de psychologie à Harvard, m’a questionné sur le fait que je n’avais pas évoqué une seule fois la violence dans mes propos. Je fus saisi par sa remarque, et je me défendis en disant que j’avais reconnu la misère comme une violation des droits de l’homme. Ma réaction intérieure immédiate était autre : une réticence. Lier misère et violence produit un effet immédiat : oui, « ils » sont violents, d’ailleurs il ne faut pas aller dans tel quartier, c’est dangereux. « Je ne veux pas que vous parliez de votre action aux enfants du lycée français, car je me dois de les protéger de tout ce qui est sexe, drogue et violence. » Cette réponse d’une proviseure d’un lycée de bonne réputation, suivie de la demande pressante que je sorte de son bureau, me marqua au fer rouge. Quoi ? Parler des enfants de la bibliothèque de rue, rapporter les histoires si drôles et fines qu’ils racontent, chercher à faire des liens entre eux et les enfants de ce quartier aisé de New York, tout cela m’était interdit ? Monica, Bridget, Luis, Chris faisaient-ils peur à cette grande institution aux murs épais ? De quoi s’agit-il ? Christine Durand Ruel, une cousine parent d’élève au lycée français, imposa que la proviseur me reçoive de nouveau, et le lien se créa : les enfants surprotégés furent touchés, et non pas emportés par des orgies de sexe, de drogue et de violence. Se protéger, s’isoler, se distancier volontairement du pauvre considéré comme violent va très loin. On peut dire que la sécurité est aujourd’hui le sujet majeur des dirigeants. Les murs montent un peu partout. Se protéger est le plus grand business du monde. Et à Port au Prince, après le tremblement de terre, nos équipes sur place depuis 30 ans étaient situés derrière la ligne rouge, ligne au-delà de laquelle aucun officiel, aucun secours n’était autorisé à aller, « pour raison de sécurité. »
Quand, lors de la programmation-évaluation de 2007, après le succès de l’appel « refuser la misère un chemin vers la paix » et devant les questions de fond qu’il soulevait, le Mouvement décida de concentrer ses forces d’expertises pour approfondir le lien entre misère et violence. Les réticences furent fortes. Martine Lecorre, militante permanente d’ATD Quart Monde et une des pilotes de l’ensemble de la recherche, s’en explique dans son introduction au Colloque international conclusif à l’UNESCO, le 26 janvier 2012 : « En milieu de pauvreté, dans mon milieu, ce mot violence est utilisé comme un qualificatif. Il est souvent utilisé comme une accusation. Pour nous nommer, nous désigner, depuis toujours, on parle des pauvres comme des personnes violentes qui font peur. On parle de milieu de violences, de notre jeunesse qui est violente. Du coup, nous en étions presque à penser que ce mot violence était en fait un qualificatif qui nous collait à la peau. Ce mot n’entrait dans notre vocabulaire que pour parler des coups que l’on reçoit ou que l’on donne. Et, parce que nous avons cherché ensemble ce qui était le plus violent dans nos vies, nous nous sommes rendu compte que ce que nous vivions en milieu de pauvreté était en fait de multiples violences, pourtant nous n’employions pas ce mot, nous n’osions pas le faire. [1] » La honte d’avoir été pris soi-même dans le cycle de la violence fait baisser les yeux. Les plus militants se méfient : il est certain que au final tout le monde dira que c’est nous la cause de la violence. Toni Morisson dit, dans son roman, Love, qu’on est plus hanté par le mal qu’on a fait que par le mal qu’on vous a fait. Au fil de trois années pleines de douleurs, de lourds silences, les experts en humanité qu’ont été les co-chercheurs ont pu peu à peu approfondir cette quête existentielle – qui suis-je pour être traité ainsi ? Suis-je le violent que l’on dit de moi ? Ils ont pu un peu se libérer de la culpabilité de cette violence, commencer à briser le silence. Ils ont pu montrer leurs efforts permanent pour « résister », chercher à remplacer la violence, que René Girard considère comme la première des réciprocités dans l’humanité, par une autre réciprocité.
Que les plus pauvres soient considérés comme la source des violences de l’humanité est une théorie fortement ancrée dans la psychologie collective et étayée régulièrement par des interprétations de l’histoire. Hannah Arendt dans sa passionnante analyse des révolutions française et soviétique d’une part, anglaise et américaine d’autre part, tombe elle aussi dans cette explication : la révolution française est entrée dans la terreur quand les plus pauvres de Paris ont eu le pouvoir[2]. Comment la contredire ? Marco Ugarte, anthropologue, fondateur du parti communiste péruvien, devenu volontaire permanent et vice président du Mouvement international a vécu les débuts du Sentier Lumineux[3]. Plusieurs témoignages concordent sur le fait que là où lui et ses équipes étaient engagés dans des quartiers très pauvres de Cusco et des villages environnants, le Sentier Lumineux n’a pas pu prendre racine. D’une famille très pauvre lui-même, il avait toujours su mobiliser les villages et les quartiers avec tous, y compris les plus pauvres. Il avait en même temps créé des liens durables avec des étudiants de l’université : la solidité de ces liens ont fait que la peur, arme des terroristes comme de l’armée, n’a pas eu prise. La peur ne fonctionne que quand on est isolé. Pour Marco, la violence du Sentier Lumineux ne venait pas des très pauvres, mais de ceux qu’il appelait les bourgeois radicalisés. « La violence, les très pauvres la connaissent, par cœur. Ils savent qu’après elle, tout est encore pire, et que c’est toujours eux qui la payent le plus cher. » « Le très pauvre est un furieux, ce n’est pas un violent » écrit Wresinski dans ‘La violence faite aux pauvres.[4]’
[1] ATD Quart Monde, La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix, Ed. Quart Monde, Paris, 2012
[2] Hannah ARENDT, essais sur les révolutions, Gallimard, Paris, 1967
[3] Le Partido Comunista del Peru – Sendero Luminoso – a été fondé en 1970 par Abimael Guzmán, alors professeur de philosophie à l’université d’Ayacucho. Celui-ci prit en 1980 la tête de l’insurrection armée issue d’une dissidence du Parti Communiste Péruvien. Le Sentier Lumineux a participé au conflit armé des années 1980 et 1990 qui a fait 70 000 victimes au Pérou.
[4] Igloo, No 39-40, Mars 1968
Extrait paru sur le blog de Bruno Tardieu.