S’engager : pourquoi, pour qui, comment ?
Formation des jeunes animateurs à Bouaké, Côte d’Ivoire
Juillet 2014, je pars avec Flore et Herbert à Bouaké (Côte d’Ivoire) pour une formation des jeunes animateurs d’ATD Quart Monde engagés en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso. Des jeunes qui se soucient de l’avenir de leurs petits frères et sœurs. Le thème de la formation est : « s’engager : pourquoi, pour qui et comment ? »
Herbert : « Mon engagement, cela a commencé une nuit. Je rentrais d’un bal avec deux amis. On faisait à pied le dernier bout de chemin en passant par KM5. C’est le grand marché dans la journée à Bangui et la nuit c’est le carrefour des enfants qui vivent dans la rue. J’ai entendu les pleurs d’un enfant et j’ai demandé à mes potes qu’on aille voir. Ils m’ont dit, tu viens d’arriver à Bangui, nous on connaît, tu veux rentrer dans le marché à cette heure ? Je sais pas pourquoi, le courage m’est venu comme ça, dans mon cœur il y avait seulement « que Dieu me protège » et je suis parti voir les enfants … »
Flore et lui animent depuis des années la « bibliothèque de marché » dans leur quartier, et ont rejoint les familles déplacées sur les sites de M’poko et Moukassa où ils dorment aussi avec les leurs. Ils participent à cette formation pour témoigner de leur engagement et partager leurs expériences avec des plus jeunes, afin de montrer que s’engager, ça fait bouger des choses.
Flore : « Moi, je m’engage pour mon pays et pour les personnes qui sont démunies, qui sont seules dans leur coin. Je veux m’approcher de tout le monde, des enfants à travers les animations, de leurs parents, pour se connaître et échanger des idées. »
A Abidjan nous sommes accueillis chez M. Anoman Oguié, un ami de longue date qui fut président du mouvement international ATD Quart Monde. Un homme qui sait trouver des mots justes pour encourager Flore et Herbert venant d’un pays où la violence est encore présente. Il leur dit d’utiliser la tête et le cœur pour bâtir leur pays et non les armes. Il sait mettre en valeur leur engagement.
Et à Bouaké d’autres amis nous attendent. Les aînés Mouktar et Gaston, très touchés par notre arrivée : « si vous avez pu voyager, ça veut dire que le Centrafrique va mieux et c’est ça que nous souhaitons pour votre pays ». Et aussi Cheick, Aba, Enselme, Abdoulaye, Raphaël, Naabyuuré, des plus jeunes avides d’en savoir plus sur le mouvement.
On est une trentaine à participer à la formation. Les plus anciens nous partagent leur parcours, insistant sur ce qui les anime : chaque homme a sa valeur unique, chacun est une chance pour l’autre. Et Koffi ajoute : « il faut être vrai dans son engagement ».
Flore : « Je suis fière de mon choix, de tenir cet engagement avec ATD, avec les familles, les enfants, même si cela n’a pas été facile au début. Je pense à un petit garçon dans mon quartier, je pensais que c’était important de soutenir sa famille dans son souhait qu’il aille à l’école. Je n’avais pas l’argent pour payer sa scolarité alors je suis partie voir le directeur de l’école et j’ai expliqué la situation et mes motivations. Il a accepté ma demande. »
Awa continue : « Notre engagement c’est pour le bonheur des enfants et aussi une chance dans la vie ».
La formation se fait parfois en plénière en regardant des documentaires, et nous poursuivons nos réflexions en petits groupes autour de questions comme « Comment soutenir les enfants dans leurs activités, sommes-nous assez ambitieux pour leur épanouissement ? »
Cheick : « Nous devons amener les enfants à faire quelque chose extraordinaire pour qu’ils soit fiers d’eux-mêmes. » Marie-Danielle : « Il faut donner de sa personne, être impliqué, avoir des mots d’encouragement, créer une bonne ambiance. »
Ou encore « Qu’est-ce que nous apprenons de la vie des enfants et de leurs familles ? »
Félicien : « Il y a des gens qui décident pour les familles les plus pauvres. On leur impose des solutions sans les consulter. »
Alban : « Il y a beaucoup de préjugés sur les parents. On doit savoir que derrière chaque chose, il y a une raison. Ces parents nous disent l’importance de l’école, mais le travail est parfois plus important. Si on doit travailler le champ et garder des bœufs et en même temps inscrire l’enfant à l’école, ça coûte de l’argent, et en plus il faut payer quelqu’un pour surveiller les bœufs. On dit que l’école est gratuite mais l’inscription peut être gratuite, mais après, il y a les habits, la craie, l’assurance. Ca crée une inquiétude dès de début. On dit : ‘cette famille ne veut pas inscrire ses enfants’. Mais ce n’est pas vrai, elle sait bien l’importance de l’école, elle voit aussi plus large, elle sait qu’elle ne peut pas tenir jusqu’au bout. Le papa est découragé dès le début. Mais il faut du temps pour comprendre tout cela ».
Et aussi « Vers où nous entraîne notre engagement ? ».
Aba : « Je pense à une petite fille, plusieurs fois elle vient à l’animation et elle disait toujours qu’elle devait rentrer vite à la maison parce que sa maman est malade. Je ne comprenais pas. Je suis allée chez elle. J’étais dépassé par ce que je voyais. Mon engagement m’a permis de découvrir l’extrême pauvreté dans mon quartier. »
Herbert : « En décembre 2013, tout le monde de Kokoro a quitté sa maison pour se protéger sur l’aéroport. Un moment que je n’oublierai jamais. J’habite sur ce site, je sillonne le camp et je me rends compte que je suis là avec tous les enfants de la bibliothèque du marché, ces enfants qui se retrouvent parmi des centaines d’autres. On est là, tous ensemble. Ce sont eux, les enfants, qui m’ont poussé à agir sur ce lieu tellement énorme. Alors j’ai nettoyé un coin d’un terrain avec ma maman et d’autres mamans de Kokoro. J’ai commencé avec des chants, des livres et d’autres jeunes sont venus me soutenir. Les mauvaises images que les enfants avaient, quand ils sont venus sur notre site, ont disparu. On voyait la tristesse disparaître sur les visages, on voyait de nouveau des sourires, on ne voyait plus la peur. »
Nous partons dans les quartiers de Gbintou et Banco où les jeunes font leurs activités. Les enfants accueillent les étrangers comme des amis. Herbert apprend aux enfants de nouveaux jeux, Flore les fait danser. « ça fait du bien d’oublier un peu les soucis de mon pays ». Elle aussi fait oublier aux enfants leurs soucis quotidiens, ils la suivent dans tous ses gestes.
Les jeunes se reconnaissant, se donnent de la force. Ils se questionnent et s’encouragent à surmonter les difficultés inhérentes à tout engagement.
Flore : « Avec le mouvement nous donnons valeur à tout le monde, la dignité de chacun est importante. L’engagement est là, tous les jours. Si je reste dans mon coin, je ne peux pas connaître des nouvelles personnes, il faut s’approcher d’autres, d’autres qui souffrent. Si je ne vais pas chez eux, je ne sais pas ce qu’ils vivent. On doit se mettre tous ensemble, pour bâtir le monde. » Herbert : « Chaque fois que je veux quitter ma nouvelle vie avec ATD Quart Monde, ma conscience me dérange. Alors je reviens et je me sens à l’aise. C’est difficile de quitter ce mode de vie que j’ai gagné avec les amis d’ATD. C’est comme si j’avais signé un contrat avec les familles, si je m’en vais, c’est comme si j’abandonne quelque chose, on a une vie à protéger. C’est tellement précieux qu’on ne peut plus lâcher. » Franck nous dit : « Tous ceux qui étudient les sciences sociales et la philosophie devraient participer à cette formation. Cela leur apprendrait à mieux regarder la société qui va à deux vitesses et laisse les plus pauvres de côté. » Abdoulaye : « Pas d’exclusion ici, des jeunes de tous bords se sont mis ensemble. » Raphaël : « J’ai trouvé une famille en ATD Quart Monde. » Voilà l’engagement de Flore, de Herbert, d’Enselme, d’Edith et tant des jeunes ici à Bangui, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso et partout dans le monde. Cette jeunesse qui m’épate, qui nous questionne et nous bouscule. Mais surtout une jeunesse qui veut construire un monde où chacun vraiment a sa place. Bangui, 4 août 2014 Froukje Dijkstra