Une action réellement participative par un savoir collectif.
Mardi 24 janvier 2012
Diana Skelton, Déléguée générale adjointe du Mouvement international ATD Quart Monde a fait une intervention dans le colloque « La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix » dans laquelle elle explique comment l’approche innovante et mondiale d’ATD Quart Monde crée une réelle action participative.
Elle analyse les défis de cette méthode qui met ensemble le savoir gagné dans la résistance à la misère avec d’autres formes de savoirs plus traditionnellement reconnus. Ensuite elle examine l’importance du savoir collectif – la sagesse dans les foules qui peut dépasser celle dont seraient capables les individus pris dans cette foule séparément- et elle souligne l’importance du langage, et de trouver un langage commun entre les différents participants impliqués dans ce projet d’action recherche participative.
« Cela fait trois ans que nous préparons ce colloque et cela fait deux jours que les principaux acteurs sont réunis, mais ce matin, c’est une nouvelle partie cruciale du colloque qui s’ouvre avec vous tous qui nous avez rejoints. Dans le monde, un nombre croissant de communautés, de pays est convaincu que la sécurité d’une population peut être assurée par la construction de murs, par des frontières, des séparations. Les termes « violence et pauvreté » sont le plus souvent utilisés ensemble, comme une accusation, rejetant la responsabilité de situations les plus dures au monde sur ceux qui ont le moins de pouvoir. C’est le poids de cette accusation et de ces préjugés qui nous a incités à mener ce projet de recherche collective pour démontrer que, bien au contraire, c’est la pauvreté elle-même qui est une violence. La connaissance de la violence liée à l’extrême pauvreté et des solutions possibles pour la paix a été au cœur de tous nos entretiens, et sera bien entendu au centre de notre recherche, aujourd’hui comme demain.
Mais avant de commencer, j’aimerais vous dire comment nous comptons promouvoir cette connaissance et cette compréhension. Dans notre contrat d’engagements communs de 2008, nous évoquions : « Le défi (…) de croiser les savoirs, de prendre en compte la connaissance issue de la résistance à la pauvreté à égalité avec les autres savoirs… Cette forme de connaissance prend en compte chaque personne dans sa dignité« . Bien que nous ayons adopté cette démarche depuis plusieurs années, même si nous ne sommes pas les seuls, nous avons conscience que cela reste une pratique marginale dans le monde universitaire ; nous voulons donc souligner combien il est important que vous vous ayez fait l’effort d’être ici et de nous aider dans cette voie.
Bien entendu, il existe différents courants dans la société qui adoptent des démarches similaires. Ainsi, en 1970, Paulo Freire dans son ouvrage, Pédagogie des opprimés, demandait aux éducateurs de « considérer l’apprenant comme un co-créateur du savoir« , et non plus comme quelqu’un qui doit mémoriser passivement. Dans son ouvrage sur la recherche-action participative, Freire estime que les individus qui ont été longtemps contraints de rester silencieux doivent devenir des maîtres critiques pour aider les autres à mieux comprendre le monde. Mais les chercheurs universitaires ont continué à traiter les personnes vivant dans une situation d’extrême pauvreté comme des statistiques et des objets. C’est ce que le père Joseph Wresinski a dénoncé en 1980 :
“Les chercheurs en ont fait une source d’information pour leur recherche. […] Ils les ont en quelque sorte subordonnés à leur propre démarche d’observateurs extérieurs à la vie des pauvres. […] Plus grave peut être, sans le vouloir ni même le savoir, ces chercheurs ont souvent dérangé et même paralysé la pensée de leurs interlocuteurs. Cela essentiellement parce qu’ils n’y reconnaissaient pas une pensée, une connaissance autonomes ayant un chemin et des buts propres. Je suis convaincu que même l’observation participante des anthropologues ou des ethnologues implique un danger d’exploitation, de déviation, de paralysie de la pensée des pauvres. Puisqu’il s’agit d’une observation dont le but est extérieur à la situation vécue des pauvres, situation qu’eux-mêmes n’avaient pas choisie et n’auraient jamais définie à la manière du chercheur. Aussi cette observation n’est-elle donc pas vraiment participante, puisque la réflexion du chercheur et celle de la population, objet de son observation, ne poursuivent pas les mêmes buts.”
Les approches les plus traditionnelles des sciences sociales s’efforcent d’éliminer ce biais. Mais comme les études sont toujours conçues par une population donnée qui prend pour objet une population très différente, toutes les conditions de la recherche sont de ce fait biaisées. Le simple libellé des questions peut avoir des significations différentes pour les auteurs de l’étude et pour les personnes vivant dans une extrême pauvreté. Dans les années qui ont suivi le discours de Wresinski, les responsables politiques et les chercheurs ont commencé à s’intéresser aux témoignages qualitatifs des personnes vivant dans la pauvreté. Mais dans la plupart des cas, on ne s’intéressait qu’à l’expérience de la personne et non à sa manière de penser ou à son analyse. Dans certains cas, on réduisait les paroles des personnes pauvres à l’illustration de théories, voire de politiques qui étaient en fait très inadaptées aux réalités de l’extrême pauvreté. Et cela peut-être en soi une forme de violence : n’entendre qu’une partie du discours de ces personnes pour ensuite le retourner contre elles.
Dans tous les travaux qui ont mené à ce colloque, nous nous sommes tous efforcés autant que possible de ne pas adopter l’approche de la recherche universitaire traditionnelle, mais au contraire de promouvoir une approche qui fait converger différentes sources de savoirs. Dès le départ, nous avons pris pour principe que personne ne mettrait une autre personne sous un microscope pour tenter d’analyser son expérience ou interpréter ses paroles, « Alors là, ce qu’il veut dire, c’est…« . Au contraire, nous avons essayé de formuler les questions ensemble et de nous poser les questions les uns aux autres pour savoir si nous étions capables de relater notre expérience de manière approfondie. Même l’utilisation du mot « nous » est le fruit d’une longue réflexion. C’est un mot que nous devons utiliser avec prudence, car on l’emploie parfois trop facilement en pensant à tort que les autres partagent la même expérience ou le même avis. En même temps, comme nous avons travaillé étroitement ensemble sur des questions aussi douloureuses et personnelles que la violence et la recherche de la paix, certains ont naturellement commencé à utiliser le « nous » en référence à cette expérience commune, même si nos expériences personnelles et la manière dont chacun de nous les analysait étaient différentes.
C’est un « nous » qui tend vers un nouveau savoir collectif. L’approche occidentale traditionnelle de la connaissance est une approche individuelle axée sur la compétition : pour obtenir un diplôme, une reconnaissance professionnelle, ou des crédits de recherche. Mais le savoir collectif est en passe de devenir une ressource naturelle mondiale, avec l’émergence de projets d’externalisation ouverte qui s’appuient sur les savoirs du plus grand nombre possible d’internautes de par le monde. Il est de plus en plus reconnu qu’il y a une sagesse dans les foules qui va au-delà de ce que les individus qui les composent auraient pu imaginer eux-mêmes. Cette approche collective du savoir est ce que ATD Quart Monde promeut depuis de nombreuses années, comme dans ce projet de jeunes à Madagascar sur la pédagogie du non-abandon. Des jeunes ayant quitté l’école très tôt ont été capables de réussir une formation informatique et d’obtenir un emploi, car ils ont été, dès le départ, motivés par un esprit contraire à celui de la compétition. Ils ont travaillé ensemble pour s’assurer qu’aucun d’entre eux n’était à la traîne ou n’était exclu ; ainsi, en tant que groupe, ils ont trouvé des moyens de réussir qui les ont portés beaucoup plus loin que ce qu’aucun d’entre eux n’aurait pu réussir seul.
Nous savons que le savoir collectif est une ressource naturelle dont l’importance ne cesse de croître dans le monde. Mais les conditions de l’extrême pauvreté, la violence même de l’extrême pauvreté, empêchent de nombreux individus de développer leur pensée et de contribuer à ce savoir collectif mondial. Dans ce même discours de 1980, Wresinski expliquait de quelle manière la recherche elle-même avait souvent contribué à nuire à la recherche d’identité de ces populations :
“Ceux qui pensent que les hommes totalement pauperisés sont apatiques et que, par conséquent, ils ne réfléchissent pas, qu’ils s’installent dans la dépendance ou dans le seul effort de survivre au jour le jour, ceux là se trompent lourdement. Ils ignorent les inventions d’autodéfense dont les plus pauvres sont capables pour échapper à l’influence de ceux dont ils dépendent. […] Déranger les plus pauvres dans leur pensée, en les utilisant comme informateurs, au lieu de les encourager à développer leur réflexion propre en acte réellement autonome, c’est les asservir. D’autant que, par leur pensée propre, ils sont presque sans arrêt à la recherche de leur histoire et de leur identité et que seuls eux ont un accès direct à une part essentielle des réponses à leurs questions. Ces questions sur leur histoire et leur identité ; bien plus que sur leurs besoins ou même sur leurs droits, ils se les posent parce qu’ils savent, peut être confusément mais profondément, que c’est par là qu’ils trouveront le chemin de leur libération. Je ne voudrais pas dire que nous avons eu tort de leur parler de leurs droits ou de les questionner sur leurs besoins. Mais de telles démarches ne peuvent avoir un sens libérateur pour eux que dans la mesure où les échanges se situent dans cette perspective de la compréhension de leur identité historique, la seule qui puisse aider à les rendre sujets et maîtres de leurs droits et besoins. […] De ne leur parler que des leurs besoins, de les réduire en quelque sorte aux ‘indicateurs sociaux’ qui les caractérisent au regard de la recherche scientifique, sans les aider à comprendre leur histoire ni leur personnalité commune, c’est encore une manière de les enfermer. […] Les pauvres n’y ont d’identité que par leurs besoins, par ce qui leur manque. […] Est ce juste dans la mesure où leur identité historique est une identité d’inlassable endurance et d’incommensurable dignité ; dans la mesure où il s’agit d’une identité qui comprend, en plus, un message essentiel à la société toute entière ?’’
Au cours de ces trois années de travail sur la violence liée à l’extrême pauvreté, c’est en s’assurant que chacune des personnes participant à l’étude était en mesure d’aller aussi loin que possible dans le choix de ses mots que ce message essentiel a commencé à prendre forme autour de la recherche de la paix. Une des participante britannique, Moraene Roberts a dit combien il était épuisant de toujours lutter contre la violence, contre la pauvreté, contre la faim : « Mais que l’on vous dise que vous pouvez prendre la même voix, le même savoir, la même émotion pour l’utiliser en faveur de la paix, c’est se voir conférer un pouvoir que je pense n’avoir jamais eu auparavant. Et de penser que je n’ai pas à me battre contre un gouvernement, contre `eux’. Je peux juste aller les voir de manière pacifique pour leur dire : je viens vous dire ce que vous avez besoin de savoir pour vous occuper de gens comme moi de manière humaine, juste et décente. Et la conscience de faire partie intégrante de la solution et non plus du problème. C’est comme si je pouvais brandir une banderole faite de soie, alors qu’elle était auparavant en bois lourd.«
Maintenant nous pouvons démarrer cette partie du colloque en disposant de sources de savoir très diversifiées, toutes égales entre elles et dans la pleine reconnaissance de la dignité de chaque personne. Nous aimerions vous remercier tous de prendre part à la construction d’un savoir collectif qui nous permettra de porter notre message essentiel à la société sur une banderole de soie. »