Une formation inédite en Croisement des savoirs
ATD Quart Monde a créé une dynamique qui favorise un dialogue effectif entre les connaissances pratiques des personnes qui vivent en situation d’extrême pauvreté, les savoirs universitaires et les savoirs professionnels : le Croisement des savoirs. Les origines de cette dynamique remontent à la création d’ATD Quart Monde. Cette démarche s’est aussi enrichie lorsqu’elle a été mise en œuvre dans plusieurs pays dans lesquels le Mouvement international ATD Quart Monde est présent.
En plus des différents projets de recherche-action participative menés ces dernières années dans différents pays d’Amérique latine, ATD Quart Monde a développé un programme de formation jusqu’alors inédit : une formation diplômante en « Croisement des savoirs en Amérique latine » proposée en collaboration avec l’Université Autonome de Mexico. 30 participants 1 s’y sont formés pour développer des projets en Croisement des savoirs.
Pourquoi croiser nos savoirs ?
Les personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté sont souvent jugées ignorantes et incapables. De ce fait, elles sont constamment humiliées et leur pensée est rarement considérée. De plus, les initiatives que ces personnes mettent en place pour assurer leur survie sont systématiquement ignorées. Ces préjugés représentent des obstacles de taille à la reconnaissance de la dignité et des capacités d’action des plus pauvres.
Dans un tel cadre, le Croisement des savoirs offre donc la possibilité de symétriser les traitements des savoirs des participants dans un espace commun de production de connaissances. Il crée un dialogue improbable entre des acteurs qui n’ont pas l’habitude d’échanger entre eux. Or, cette rencontre est fondamentale pour que la vie des personnes qui vivent en situation d’extrême pauvreté puisse changer.
- « Dans cette formation, j’ai appris que ce qui semble logique ne peut pas être interprété de la même manière si nous ne partons pas des mêmes expériences. J’ai hâte de découvrir d’autres connaissances que je n’avais pas auparavant et qui sont complémentaires aux miennes. Je m’efforce de ne pas juger à la légère ces connaissances qui ont fait que je me sente inférieure à d’autres moments de ma vie. » Silvia Pérez, participante à la formation ayant une expérience de pauvreté (Espagne).
Le « Croisement des savoirs » pour lutter contre l’extrême pauvreté
Si les plus pauvres sont systématiquement exclu·e·s du débat public, comment est-il possible d’éradiquer la misère ? Le fondateur d’ATD Quart Monde, Joseph Wresinski, s’est efforcé de dépasser cette contradiction en proposant une démarche de coproduction des savoirs.
Durant toute son histoire, ATD Quart Monde a créé diverses dynamiques fondées sur une symétrie radicale entre les savoirs et sur la place centrale de celui des plus pauvres. Par exemple, les Universités Populaires Quart Monde (UPQM) ont été créées pour être des lieux d’expression collective et de reconnaissance des savoirs des personnes en situation d’extrême pauvreté dans différents pays et dans différentes cultures. Plus les participant·e·s expérimentent les UPQM, plus ils·elles prennent conscience d’appartenir à une histoire commune de souffrance, d’oppression et de résistance. Cette prise de conscience fait aussi émerger un pouvoir d’agir et d’expression publique transformateur.
De plus, à la fin des années 1990, des militants Quart Monde, des universitaires et des volontaires permanents de différents pays européens participent à une première expérimentation durant laquelle se construisent les fondements du Croisement des savoirs. Plus qu’une méthodologie de recherche-action supplémentaire, cette expérimentation indique que le croisement des savoirs est avant tout une attitude face à la connaissance : une radicale symétrie entre les savoirs des personnes en situation d’extrême pauvreté et ceux des différent·e·s acteur·rice·s dans la lutte contre la pauvreté. Telle est la clé de cette coconstruction centrée sur le respect des vécus de pauvreté et des savoirs des plus pauvres.
- « Personnellement, cette formation a changé le manque d’assurance que j’avais en moi. J’ai davantage confiance en moi. Je vois que ce que j’apprends maintenant, je peux l’enseigner aux autres. Même si je dois m’entraîner, je sais que je vais réussir. Et sur le plan professionnel, la formation me donne envie de m’orienter vers des carrières sociales pour pouvoir aider les personnes dans le besoin. Elle m’aide à redécouvrir mes opinions, mes arguments, mes idées et mes connaissances. Je sais maintenant que je suis une personne qui a beaucoup à enseigner et beaucoup à apprendre, comme tout le monde. » Kassandra Villca, participante à la formation diplômante ayant une expérience de pauvreté (Bolivie).
Le Croisement des savoirs est ainsi une démarche partant de la participation des personnes en situation d’extrême pauvreté et d’une compréhension de ce qui peut nuire à leur prise de parole :
- « J’ai compris plus profondément que dans un processus de Croisement des savoirs, les participants doivent être conscients du pouvoir que chacun possède : savoir ce qu’est ce pouvoir, comment il s’exprime, comment nous pouvons l’utiliser et à quoi il sert. Nous ne devons pas seulement être disponibles pour nous exprimer et pour écouter les pensées des autres, mais nous devons aussi être très conscients que cela s’accompagne d’un pouvoir. C’est ainsi que nous avancerons vers quelque chose de “vraiment” collectif. » Charo Carrasco, participante du groupe des professionnels (Pérou).
- « Cette formation me permet de comprendre que l’exercice du pouvoir hégémonique est aussi dû à l’imposition d’une connaissance unique. D’autres savoirs doivent être visibles et, pour cela, il faut donner du pouvoir à ces autres connaissances. Cette formation a été une merveilleuse rencontre avec un apprentissage qui oblige à élargir notre vision de ce que nous faisons en tant qu’acteurs et actrices sociaux latino-américains. C’est un lieu sûr, amical, un lieu de confiance, d’apprentissage, de construction collective, de rêves, d’utopies, de croyance dans le fait qu’un autre monde est non seulement possible, mais surtout obligatoire » Edgar Estrada, participant à la formation diplômante du groupe des universitaires (Guatemala).
Deux projets de recherche participative ont été décisifs pour contribuer à l’internationalisation du Croisement des savoirs : « la misère est violence, rompre le silence, chercher la paix » (2009-2012) et les « dimensions cachées de la pauvreté » (2017-2019).
La formation diplômante en Croisement des Savoirs en Amérique latine
Lancée en 2020, la formation diplômante du « Croisement des savoirs en Amérique latine » a proposé d’associer cette démarche à des travaux pionniers de cette partie du continent. En se reposant sur des ouvrages latino-américains portant sur la recherche-action participative et sur l’éducation populaire, la démarche du Croisement des savoirs se nourrit aussi de ces références.
Cette formation est le fruit d’une collaboration entre ATD Quart Monde et le Programme de Recherche interdisciplinaire Développement humain de l’Université autonome de Mexico.
Originalement, la formation devait durer une année et être assurée en semi-présentiel avec trois semaines de formation en présentiel et des activités de terrain entre les sessions. Cependant, la pandémie a obligé le comité pédagogique à faire preuve de grande créativité. Ce comité a transformé une partie du travail en présentiel en vidéoconférence. Il a aussi créé des plateformes virtuelles quand il était impossible de réunir physiquement des personnes de différents pays. De ce fait, la formation diplômante a pris plus de temps que prévu et a duré deux ans. Elle s’est terminée avec une session de formation en présentiel au Mexique en avril 2022.
Cette formation aux principes et aux outils méthodologiques du Croisement des savoirs s’est adressée à différent·e·s acteur·rice·s engagé·e·s dans la lutte contre la pauvreté : les personnes ayant une expérience de pauvreté, des professionnels dans des organisations sociales et des universitaires. Durant ces deux années, ils ont expérimenté, sur un pied d’égalité, la démarche du Croisement des savoirs.
Cette pédagogie active part du présupposé que tous les participants sont porteurs de savoirs. Du fait de sa rigueur méthodologique, elle favorise aussi un réel apprentissage qui associe ces savoirs aux connaissances des autres participant·e·s. Dans le cadre de cette formation, on a aussi pu voir à quel point la démarche du Croisement des savoirs s’enrichit lorsqu’elle s’actualise avec des travaux tels que ceux de la Pédagogie de l’Opprimé du Brésilien Paulo Freire ou des concepts tels que « l’être sentipensant » du chercheur colombien Orlando Fals Borda.
Le processus de formation s’est organisé autour de trois principales étapes :
1. Passer de l’expérience individuelle au savoir collectif : dans ce bloc, ont été analysés et identifiés les différentes formes de connaissance, leurs modes d’élaboration et le rôle de chacune d’entre elles dans l’histoire des sociétés.
2. Le dialogue des savoirs : ce bloc de la formation a porté sur le processus de dialogue des savoirs. Les participant·e·s ont travaillé sur les conditions et les compétences qui affectent un tel dialogue, notamment du fait des différentes logiques des acteurs de la connaissance. Ce thème a conduit à travailler sur les pouvoirs d’agir inégaux selon la position sociale des acteur·rice·s.
3. La coproduction de connaissances : cette dernière partie est consacrée à l’analyse est à la pratique des outils de coproduction de connaissances et de coproduction de connaissances et de coécriture, objectif indispensable d’un processus de Croisement des savoirs.
De plus, organisés en groupes locaux, les participant·e·s ont progressivement élaboré un projet de recherche en Croisement des savoirs qu’ils·elles aimeraient mettre en place dans leurs propres pays. Ce projet est destiné à produire de réelles transformations et est mené par les diplômé·e·s. Il serait aussi un moyen de former de nouvelles personnes après la formation.
- « Je veux utiliser le Croisement des savoirs pour faire comprendre que nous sommes tous des êtres humains. Indépendamment de ce que dit la société et de la manière dont elle nous étiquette, nous avons de l’influence. Même indirectement, nous participons d’une manière ou d’une autre à la vie de notre communauté au niveau politique, individuel et collectif. J’aimerais utiliser le Croisement des Savoirs pour que les personnes en situation de pauvreté comprennent et sachent que nous sommes importants dans la société ». Roxana Quispe, participante à la formation diplômante avec sa propre expérience de la pauvreté (Bolivie).
Les résultats de cette formation diplômante sont déjà visibles, divers et féconds. Les initiatives qu’elle inspire, portées par les personnes qui y ont participé, en font naître de nouvelles et ont la capacité de mettre en mouvement d’autres personnes. C’est cette vitalité que le Croisement des Savoirs cherche à favoriser.
⇒ Pour en savoir plus, découvrez l’article de Sergio Lobos Balcárcel « Le Croisement des savoirs : une épistémologie de la reconnaissance » publié dans la Revue Quart Monde, 240 | 2016/4, 37-42.