Vers une économie à trois zéros ?
Intervention de Bruno Dabout, délégué général adjoint, au 8ème Global Social Business Summit le 7 novembre 2017 à Paris, France. Dialogue avec le prix Nobel Muhammad Yunus sur son dernier livre « Vers une économie à trois zéros »
Il y a 35 ans, je terminais mes études dans une école de commerce. J’aimais beaucoup l’entrepreneuriat, mais j’étais très déçu par les professeurs qui répétaient que l’argent est la seule motivation possible dans l’entrepreneuriat… Je sais qu’il y a eu une réelle évolution dans les écoles de commerce ; certes, l’éthique du développement durable est devenue un langage possible. Mais quand-même, j’aime la façon dont vous défiez le monde économique en incitant les gens à distinguer l’entrepreneuriat et le profit maximal.
J’aime la façon dont vous encouragez tout le monde à créer du travail, non pas avec le rêve de devenir milliardaire, mais avec l’objectif d’être utile à sa famille et à sa communauté, avec le rêve de façonner une vision économique axée sur les personnes et respectueuse de l’environnement.
J’aimerais parler de votre livre en établissant des liens avec trois projets initiés par ATD Quart Monde. Mon mouvement. Un mouvement qui rassemble des personnes en situation de pauvreté avec des personnes de tous les horizons pour lutter ensemble contre la pauvreté et l’exclusion sociale.
A Madagascar
A Madagascar, les volontaires d’ATD Quart Monde et quelques personnes vivant dans un bidonville ont lancé ensemble une initiative économique. Il y a quinze ans, ils ont organisé un festival des savoirs. Pendant une semaine, des adultes et des jeunes ont partagé leurs compétences avec des enfants. Une mère a enseigné les rudiments de la broderie à quelques femmes. Elles étaient très enthousiastes et ont poursuivi l’atelier pendant de nombreuses sessions supplémentaires.
Finalement, elles ont réussi à vendre une nappe qu’elles avaient fabriquée ensemble et cela a lancé un petit projet économique dans lequel les femmes ont appris et créé ensemble des produits artisanaux traditionnels. L’année dernière, elles ont pu produire des objets d’art offerts aux invités d’honneur du Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Antananarive. Cette aventure humaine continue donc. C’est un défi, ça demeure un défi car soit vous vendez vos produits sur le grand marché d’Antananarive et vos heures de travail ne sont pas convenablement payées, soit vous devez trouver des clients de la classe moyenne, ce qui est un très grand défi.
Je voudrais souligner deux points concernant ce projet :
Le résultat de ce projet n’est pas seulement qu’un petit nombre de personnes gagnent leur vie. Tout d’abord, l’ambition de ce projet est d’atteindre des personnes considérées comme incapables de faire quoi que ce soit, même dans leur communauté à très faible revenu, et de renforcer la solidarité au sein d’une communauté. Une véritable réussite est la façon dont certaines de ces personnes ont révélé leurs talents cachés pour apprendre des métiers d’art et devenir des enseignants bénévoles dans leur communauté. Émerger de l’extrême pauvreté cela passe par l’acquisition de sécurités matérielles + casser l’exclusion sociale. Pouvons-nous ajouter zéro exclusion sociale à zéro pauvreté, zéro chômage et zéro émissions carbone ?
Un deuxième point concerne
la nécessité pour les personnes en situation de pauvreté de trouver des compagnons et des partenaires d’apprentissage lorsqu’elles arrivent avec des idées et des projets.
C’est pourquoi j’aime tellement l’idée des Centres Yunus de « Social Business » et le réseau que vous décrivez dans votre chapitre sur la technologie. Peut-être que vous nous en direz plus sur ce réseau qui cherche à relier les gens qui développent des entreprises sociales à travers le monde.
Territoires zéro chômeur de longue durée
Vous insistez sur le fait que nous devons transformer notre société de demandeurs d’emploi en créateurs d’emplois. Cela a-t-il un sens dans les pays industrialisés où certaines personnes sont exclues de l’accès à l’emploi depuis tant d’années? Je voudrais dire quelques mots sur le projet « Territoires zéro chômeur de longue durée« . Ce projet est une expérimentation en cours dans dix territoires français ruraux et urbains.
Les pouvoirs publics locaux, les syndicats et les ONG se sont réunis au niveau local pour créer une sorte d’entreprise sociale qui a pour but de créer des emplois. Dans chaque lieu, la première étape consiste à dresser un inventaire des besoins qui ne sont pas encore satisfaits et à interviewer les chômeurs de longue durée pour leur demander quel type d’emploi ils pourraient occuper et quel genre de compétences ils possèdent. Ce qui ressort clairement de cette première étape, c’est qu’il n’y a ni manque de travail, ni chômeurs de longue durée désireux de le faire, mais qu’il y a un déficit financier à combler.
Une loi d’expérimentation a été parrainée par les partis politiques français de gauche et de droite et votée l’année dernière pour activer les dépenses passives réservées aux chômeurs de longue durée et pour subventionner avec cet argent la création d’emplois, non pas des petits boulots mais de véritables emplois avec une protection sociale, un revenu décent et sans limite de temps. Un comité local veille à éviter toute concurrence déloyale entre le projet et les entreprises.
Dans ce projet, les chômeurs de longue durée ne créent pas directement leurs emplois mais ils apportent un contribution majeure en devenant partenaires du projet dès le début, en mobilisant leur énergie, leur intelligence pour mettre en place le projet. Ma question est la suivante: ce projet correspond-il à votre vision du social business?
De nouveaux indicateurs de pauvreté
J’aime la façon dont vous mettez l’accent sur l’importance des Objectifs du millénaire pour le développement puis des Objectifs de développement durable. Ils représentent une percée remarquable dans l’histoire de la civilisation humaine. Jamais auparavant les représentants de l’ensemble de la planète n’avaient joint leurs forces pour s’attaquer aux problèmes auxquels est confrontée l’humanité tout entière (riches et pauvres, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, de toute ethnie, culture ou religion) en poursuivant un ensemble ambitieux d’objectifs partagés.
Vous décrivez les progrès réalisés entre les OMD et les ODD. Une grande différence réside dans le fait que tous les pays doivent rendre compte des progrès dans la mise en œuvre des ODD dans leur pays. Les pays du Nord n’ont pas encore réussi à éradiquer la pauvreté. Dans votre livre, vous décrivez quelques préjugés que nous avons – parfois – en tant que citoyens de vieux pays industrialisés. Puisque vous ne le dîtes pas, je voudrais souligner que les pays du Nord ne peuvent plus se présenter devant les pays du Sud comme ceux qui savent comment réussir. L’extrême pauvreté sépare les parents de leurs enfants dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud.
C’est pourquoi nous avons besoin de nouveaux outils pour mesurer les progrès accomplis dans la réalisation de ces objectifs. L’indice de pauvreté multidimensionnelle est mieux qu’un seuil de pauvreté estimé à 1,90$ par personne et par jour ; il reste qu’il a été développé sans réflexion avec les personnes en situation de pauvreté. ATD Quart Monde et l’université d’Oxford mènent une recherche internationale où les personnes ayant une expérience directe de la pauvreté sont reconnues comme co-chercheurs, sur un pied d’égalité avec les autres participants, les praticiens (fournissant des services ou plaidant pour les personnes en situation de pauvreté) et les universitaires. Cette recherche menée dans six pays, dont le Bangladesh et la France (ainsi que la Bolivie, la Tanzanie, le Royaume-Uni et les États-Unis), devrait mettre en évidence les dimensions de la pauvreté, leur importance relative et les liens entre ces différentes dimensions. La pauvreté est plus complexe que 1,90$ par personne et par jour ; elle est aussi violence, discrimination, maltraitance institutionnelle.
Je pense que cette recherche a des liens étroits avec votre plaidoyer en faveur des ODD et votre souci que tous les citoyens du monde prennent conscience de l’importance des ODD. M. Yunus, vous concevez les Droits de l’Homme pour tous, non seulement comme un idéal abstrait ou quelque chose à revendiquer auprès des pouvoirs publics, mais comme un mode de vie. Ce nouveau paradigme est très enthousiasmant.
Finalement, M. Yunus, vous voulez remplacer le capitalisme par un autre système économique fondé sur l’altruisme. Quelle audace ! Mais vous mentionnez dans votre livre tant de projets économiques impossibles qui prennent forme et qui deviennent un succès.
Photos : © ATD Quart Monde