Vers la justice épistémique

Miranda Fricker, née en 1966, est une philosophe féministe anglaise, spécialiste de philosophie de la connaissance. Ses travaux ont inspiré et nourri les réflexions des co-chercheurs et co-chercheuses du séminaire de philosophie sociale. Elle est diplômée de l’Université d’Oxford et professeure de philosophie à la New York University. Elle est l’autrice de Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing (Oxford University Press, 2007). Cet entretien a été réalisé par Marie Garrau (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Cécile Lavergne (Université de Lille), avec le soutien de Bruno Tardieu et Thomas Croft, et traduit de l’anglais par Alain Savary. Il a été originalement publié dans la revue Quart Monde N° 265 « Les injustices liées au savoir ».

Tout d’abord, pouvez-vous nous dire comment vous en êtes venue à travailler sur l’injustice épistémique1 et le cheminement qui vous a conduit à développer vos deux principales catégories d’injustice de témoignage et d’injustice herméneutique ?

J’ai obtenu mon diplôme de premier cycle à l’Université d’Oxford (1985-88), en philosophie et en français (j’aimerais avoir encore le niveau de français que j’avais alors, mais je travaille à le retrouver !). Dans mes cours de philosophie, on étudiait les sujets classiques de la philosophie analytique, qui tend à ne poser que des questions abstraites, détachées du monde social (Savons-nous vraiment quelque chose ? Qu’est-ce que la vérité ? Pourquoi être moral ? Qu’est-ce qui fait qu’un événement en entraîne un autre ?…).

Mais il n’y avait rien qui relevait de la philosophie féministe. Je me suis cependant mise à m’intéresser beaucoup à certains courants de pensée féministes et j’ai fait une maîtrise interdisciplinaire en Études des femmes à l’Université de Kent à Canterbury (1989-90). C’est là que j’ai lu pour la première fois de la philosophie féministe, et ce sont surtout les travaux d’épistémologie féministe qui m’ont amenée à faire un doctorat en philosophie à Oxford.

La raison pour laquelle j’ai posé ma candidature à Oxford était l’espoir d’étudier avec Sabina Lovibond, parce que j’aimais son remarquable travail sur le féminisme et le postmodernisme, et je voulais écrire sur ce sujet. Je voulais montrer que les variantes les plus relativistes de la pensée post-moderne – celles qui défendent l’idée qu’une croyance vraie ou qu’une connaissance ne peut être considérée comme vraie, ou comme étant une connaissance, que relativement aux normes spécifiques d’une culture et d’une époque – étaient un faux ami du féminisme.

En effet, toute personne qui vise sérieusement le changement social – ou qui cherche simplement à le penser de manière réaliste –, a besoin d’une justification pour affirmer que telle représentation de la réalité, élaborée par les puissants et considérée comme étant une connaissance dans la culture commune, est néanmoins fausse, idéologique, ou déformée d’une manière ou d’une autre (pensez à l’époque où il était généralement accepté comme vrai que « les femmes sont moins logiques que les hommes ». C’était faux ! Même si c’était généralement considéré comme vrai à l’époque).

  • Et j’avais le sentiment que toute épistémologie – c’est-à-dire toute théorie de la connaissance – qui remettait en cause notre idée commune selon laquelle les faits sociaux sont irréductibles à de simples constructions sociales était un « faux ami » dans le sens où cette idée semblait être un outil critique enthousiasmant, alors qu’en fait elle était bonne pour la critique mais pas pour la reconstruction. Selon moi, pour atteindre nos objectifs féministes, nous avions besoin d’outils de reconstruction qui nous permettraient de dire : « Les réalités de la vie des femmes sont très différentes de la façon dont elles sont décrites, et par conséquent nous réclamons davantage de justice. »

Je pense que pour penser la pauvreté et réfléchir à son impact sur la vie des gens, nous avons besoin d’une philosophie réaliste de ce genre. Il est essentiel de pouvoir dire :

« Voici comment l’expérience, les décisions et les besoins des pauvres sont communément perçus, mais cela ne correspond pas à notre réalité ; par conséquent nous réclamons davantage de justice. »

Dans votre livre Epistemic Injustice, vous développez votre réflexion à partir d’exemples et d’ouvrages qui font essentiellement référence à des discriminations racistes ou sexistes. Selon vous, existe-t-il une spécificité de l’injustice épistémique qui touche les personnes en situation de pauvreté ?

En effet, mon hypothèse de travail était (et reste) que toutes les formes d’impuissance sociale comportent des risques importants d’injustice épistémique, que celles-ci soient liées à la race, à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre, au handicap, à la religion, à la vieillesse ou à la pauvreté, etc. Bien entendu, ces catégories se recoupent, créant de nombreuses formes de désavantage ou de marginalisation, complexes et imbriquées.

L’injustice de témoignage, telle que je l’ai définie, provient de préjugés qui diminuent le niveau de crédibilité donnée à la parole d’une personne, dans une occasion donnée. Si nous supposons que toute forme d’impuissance sociale fera sans doute l’objet de préjugés, il s’ensuit que le fait d’être pauvre risque de se caractériser par des expériences d’injustice de témoignage.

Un exemple de ce type de préjugé est l’idée répandue selon laquelle les personnes en situation de pauvreté prennent généralement de « mauvaises décisions » en matière d’alimentation. Elles sont parfois perçues comme ne mangeant pas d’aliments simples et sains tels que des légumes frais. Mais cette perception extérieure peut être faussée par l’ignorance des contraintes et des pressions qui pèsent sur les personnes qui ne possèdent pas forcément un réfrigérateur en état de marche, ou qui ont des horaires de travail imprévisibles qui les empêchent de planifier correctement le moment où elles pourront manger, et plus encore de cuisiner en utilisant une énergie coûteuse, de sorte que les légumes frais risquent fort d’être gaspillés (s’ils ne sont pas, en outre, simplement plus chers que les aliments transformés). Ceci n’est qu’un exemple de la rationalité cachée de certains styles de prise de décision, qui peuvent être mal compris par des personnes extérieures.

  • Parce qu’elles ignorent ce que c’est que de vivre sans l’argent nécessaire pour répondre à ses besoins de base, elles ont une perception déformée des autres êtres humains et de ce qu’ils disent.

Si nous réfléchissons maintenant à l’injustice herméneutique – l’autre type d’injustice épistémique que je décris dans le livre – le lien avec la pauvreté est peut-être encore plus direct. Je me trouve confrontée à l’injustice herméneutique quand j’appartiens à un groupe social qui ne contribue que très peu à la création de concepts et de significations sociales partagés (en relation avec un ou plusieurs domaines de l’expérience sociale), et quand cette sous-contribution n’est pas le fruit d’un choix, mais le résultat d’opérations de pouvoir. Je qualifie cette situation de « marginalisation herméneutique ». Imaginez maintenant que j’essaie de décrire une de mes expériences, mais que je suis incapable d’amener l’autre personne à la comprendre, parce qu’elle ne partage pas un ou plusieurs des concepts nécessaires à cette compréhension. Il s’agit d’un cas d’injustice herméneutique dans la mesure où le fait que je ne sois pas comprise dans l’espace social n’est pas un accident, ni un choix de ma part, mais plutôt le résultat d’un risque injustement élevé d’inintelligibilité auquel je suis exposée, car je suis en situation de marginalisation herméneutique.

Prenons par exemple une personne qui essaie d’élever seule deux enfants dans des conditions d’insécurité alimentaire aiguë. Elle vit peut-être des allocations de l’État ou de l’aide de l’ONU.

  • Il s’agit d’une personne dont on peut dire qu’elle est en situation de marginalisation herméneutique, dans la mesure où elle ne contribue pas à la fabrication des concepts et des significations sociales partagés de la même manière que les membres d’autres groupes, qui peuvent le faire à travers leur travail en tant que, disons, journalistes, professionnels de la santé, hommes d’affaires, ou à travers les réseaux sociaux. Elle n’a tout simplement pas l’occasion d’avoir ce genre de micro-influence sur les termes grâce auxquels nous interprétons généralement le monde social. Ainsi, lorsqu’elle essaie d’expliquer au médecin qu’il ne lui est pas possible d’intégrer davantage de légumes frais dans le régime alimentaire de ses enfants et que le médecin la regarde sans la comprendre, il peut s’agir d’un cas d’injustice herméneutique : si elle n’est pas en mesure de se faire comprendre par le médecin, c’est parce que celui-ci ne partage pas l’ensemble des significations sociales nécessaires pour comprendre ce qu’elle explique, et la difficulté qu’il y a à faire des choix dans une situation d’insécurité économique.

En France, plusieurs études montrent que l’on impose de façon répétée aux personnes en situation de pauvreté, aux migrants par exemple, de raconter leur histoire ; cela peut constituer une violence, et conduire à la mise en place de récits d’existence hypernormalisés. Ainsi se développe un sentiment de dissociation avec soi-même qui caractérise de nombreuses personnes dominées. C’est, par exemple, une expérience que font régulièrement les personnes en situation de pauvreté en France dans leurs relations avec les travailleurs sociaux. Pensez-vous que ces injonctions à raconter son histoire peuvent produire des injustices épistémiques ?

Je pense que l’exemple ci-dessus de la mère qui essaie de nourrir sa famille dans des conditions d’insécurité alimentaire en est peut-être un exemple parfait. Imaginons-la en train d’essayer d’expliquer son expérience à un travailleur social ou à un enseignant de l’école de ses enfants. Si nous tenons compte des différences culturelles qui peuvent exister, pour une personne immigrée, au niveau des besoins alimentaires et des coutumes, alors les possibilités de désavantage herméneutique injuste se multiplient.

Une fois de plus, nous l’imaginons dans une situation où elle essaie de rendre son expérience intelligible ou compréhensible à quelqu’un qui ne partage pas suffisamment les mêmes concepts et significations sociales, et où cette absence de partage s’explique à son tour par les formes multiples de marginalisation herméneutique qu’elle subit.

Le résultat est un déficit injuste d’intelligibilité alors qu’elle tente d’expliquer sa situation ; et il peut aussi y avoir d’autres résultats pratiques négatifs pour elle par la suite : par exemple, elle peut être jugée comme une mère négligente, ce qui pourrait avoir des conséquences désastreuses sur ses perspectives dans un système de sécurité sociale, sans parler des conséquences sur sa propre estime de soi et sur son sentiment de reconnaissance sociale. Si elle trouve de la solidarité au sein de sa communauté d’appartenance, dans un groupe où ses expériences seront bien comprises car y existent de nombreux concepts locaux, spécifiques au groupe, ainsi que des interprétations qui lui permettent de partager ses expériences au sein du groupe (et peut-être aussi de partager ses frustrations en matière de communication), alors elle disposera de ressources positives pour l’estime de soi et pourra avoir confiance dans ses propres façons de donner un sens à sa vie. Mais si ce n’est pas le cas, si une personne est isolée et manque d’une communauté, elle peut perdre le sens de son identité.

L’isolement herméneutique peut être un défi pour n’importe qui, mais lorsqu’il s’ajoute à d’autres types d’impuissance et de désavantage, il amplifie les difficultés de la pauvreté d’une manière qui peut profondément miner le sentiment qu’une personne a d’être quelqu’un.

Quelle est votre conception de la justice épistémique aujourd’hui ? Quelles formes devraient prendre les changements institutionnels pour la promouvoir ? Pensez-vous que la recherche participative, telle que le croisement des savoirs et des pratiques promue par ATD Quart Monde, peut contribuer aux changements institutionnels dans la lutte contre les injustices épistémiques, en particulier celles qui touchent les plus pauvres ?

Je pense que nous devons être pluralistes quant à la meilleure façon d’accroître la justice épistémique dans différents contextes institutionnels. Des situations différentes peuvent appeler des remèdes, des correctifs et des précautions très différentes. Parfois, les idéaux de vertu épistémique individuelle peuvent jouer un rôle : pour un travailleur social, un enseignant ou un professionnel de la santé, il est sans doute essentiel de développer des compétences d’écoute et de savoir résister aux modèles d’attribution préjudiciable de crédibilité, par exemple. (Dans l’idéal, il faudrait posséder de telles compétences non seulement sur le moment, mais de manière fiable dans le temps et dans différents contextes, car elles sont guidées par de bons traits de caractère. Lorsque ces compétences sont stabilisées de cette manière, elles deviennent des vertus). Mais plus important encore, il faut concevoir les procédures et les processus institutionnels de manière à favoriser des interactions épistémiques saines.

Le type de recherche participative que vous mentionnez est certainement essentiel pour améliorer la conception des institutions et les services offerts à celles et ceux qui en ont le plus besoin. Comprendre ce que c’est que vivre dans la pauvreté, dans différents contextes culturels, et ce que sont réellement les pressions psychologiques, les traumatismes émotionnels et les contraintes qui pèsent sur les choix des gens dans la vie concrète, ne peut se faire de l’extérieur.

La compréhension dont nous avons besoin doit naître de l’implication des personnes qui vivent ces vies, de sorte que – sans les surcharger davantage – elles aient la possibilité de participer aux débats qui peuvent mener à des changements utiles.

En soi, ce type d’interaction illustre un moment de justice de témoignage où les gens sont entendus sans préjugés ; et c’est aussi un moment durant lequel la marginalisation herméneutique diminue, puisqu’en étant entendus sans préjugés, les gens sont capables d’introduire de nouveaux concepts et de nouveaux modes de compréhension sociale dans la conversation en cours, et (qui sait ?) peut-être, au bout du compte, d’enrichir ainsi le lot de significations et de compréhensions sociales qui est partagé par tous.


Image : Edmond J. Safra Center for Ethics, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons

  1. « Épistémique » signifie : lié au savoir, à la connaissance.

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