« Vivre à l’hôtel social, c’est la honte ! »
Dessin : Confinement au Pérou, 2020 © François Jomini / ATD Quart Monde
Un marché de la misère
Dans l’un de ses articles 1, Erwan Le Méner, sociologue, souligne une forte expansion d’un marché hôtelier de la misère. Celui-ci se présente comme une “récente” modalité d’hébergement destinée à des personnes qui ne sont pas dirigées vers d’autres structures d’hébergement ou des centres spécialisés.
L’hébergement d’urgence privilégie de plus en plus des structures d’hôtellerie dite sociale. Différents organismes (le Samusocial, l’Aide Sociale à l’Enfance, ou encore, des centres d’accueil spécialisés et des conseils généraux) peuvent acheminer des personnes dans ces hôtels pour des périodes rarement définies à l’avance.
Suivant une complexe trame d’action publique de l’hébergement d’urgence, analysée dans l’article d’E. Le Mener, cette structure hôtelière fonctionne comme un circuit parallèle aux autres dispositifs d’hébergement d’urgence (par exemple, les centres d’accueil pour demandeur d’asile – CADA ou les centres d’hébergement et de réinsertion sociale – CHRS). Ce circuit hôtelier concerne principalement des familles de migrants qui ne parviennent pas à accéder à d’autres priorités d’hébergement et souvent, ce sont des hôtels bas de gamme.
Des volontaires d’ATD Quart Monde à l’hôtel social
Carine Parent et Angela Ugarte, toutes deux volontaires permanentes d’ATD Quart Monde, ont rejoint des familles qui vivent dans des hôtels sociaux franciliens. Carine a vécu dans un hôtel social parisien de six étages pendant un an et demi. Angela a eu, quant à elle, des échanges réguliers durant neuf mois avec une quarantaine de familles qui vivent dans un hôtel social en Île-de-France, de trois étages, située dans une zone industrielle.
Peu à peu, les voisins de chambres se connaissent et parfois, tissent des liens forts et se soutiennent. C’est ce qui permet de tenir quand on vit dans des hébergements minuscules pour une durée incertaine.
Si certaines familles que Carine et Angela ont rencontrées sont arrivées récemment, d’autres sont en France depuis plusieurs années.
Le quotidien des familles
Dans l’hôtel où Carine a vécu, une unique et minuscule cuisine est équipée de deux plaques et d’un four à micro-ondes au 6ème étage. C’est le seul espace collectif où les familles peuvent se retrouver et préparer leur repas.
Les premiers étages sont réservés aux mineurs et aux femmes seules ayant des enfants en bas âge. Carine observe que ces femmes ne restent souvent que quelques semaines à l’hôtel contrairement à des familles dont les enfants sont plus âgés et déjà scolarisés.
Les mineurs non-accompagnés, eux, sont des jeunes arrivés récemment en France. Ils sont généralement suivis par l’Aide Sociale à l’Enfance. Dans cet hôtel, ils n’osent pas monter au 6ème étage pour préparer leurs repas.
Un jour, un jeune demande à Carine de lire la lettre qu’il vient de recevoir. Elle l’invite à son étage mais le jeune lui répond immédiatement :
« Mais moi, je ne peux pas monter à cet étage-là ! On va penser que je vais voler ou que je vais agresser quelqu’un. Je ne peux pas monter, c’est l’étage des familles ! »
Sous surveillance permanente
Dans les deux hôtels, les hébergés sont sous surveillance permanente. Les caméras sont fixées à plusieurs endroits sur les murs des couloirs de chaque étage, dans la cuisine. « C’est asphyxiant ! », dit Angela.
- Plutôt que de monter à la cuisine, les jeunes ont des tickets donnés par l’Aide Social à l’Enfance qu’ils ne peuvent utiliser que dans un kebab ou une pizza au coin de la rue. Et le matin, à l’accueil, les jeunes mangent debout une madeleine et prennent un café sur le pouce. Pour certains, il semble que leur alimentation quotidienne se résume à cela.
Dans l’hôtel fréquenté par Angela, le dernier étage est réservé à des clients qui travaillent dans les entreprises aux environs. Les deux autres étages sont réservés à des familles en attente de leurs papiers. Certaines y vivent depuis trois ou cinq ans. Les parents travaillent principalement dans le secteur du bâtiment, du ménage et du baby-sitting. La plupart d’entre eux ne sont pas déclarés.
- Les quarante familles de l’hôtel fréquenté par Angela se partagent huit plaques électriques. Ce nombre, complètement disproportionné par rapport au nombre de résidents, leur rend la vie particulièrement difficile et provoque des conflits quotidiens. Les familles commencent à préparer leurs casseroles dans leur chambre puis doivent faire la queue devant les plaques électriques pour faire cuire les aliments.
Les chambres sont particulièrement petites. Certaines mères y restent enfermées toute la journée avec leurs enfants. L’hôtel est isolé dans une zone industrielle et il n’y a aucun lieu approprié, y compris à l’extérieur, pour jouer et prendre l’air avec les enfants. Souvent, les pères de famille passent leur journée à travailler ou à chercher un emploi.
Pendant les périodes de confinement, les familles n’ont pas pu sortir de leurs chambres, ce qui a provoqué de grosses difficultés pour subvenir à leurs besoins vitaux.
« Vivre à l’hôtel, c’est la honte ! »
- La plupart des jeunes, seuls ou accompagnés, associent leur adresse à une humiliation. Ils répètent souvent : « Vivre à l’hôtel, c’est la honte ! »
Un couple vit depuis plus de douze ans avec ses deux enfants dans le même hôtel que Carine. La petite dernière, âgée de 11 ans, n’a connu que ce type de logement. La mère partage son indignation avec Carine :
« Je ne comprends pas ! L’hôtel, ça coûte cher. Si j’avais un appartement, je pourrais cuisiner pour mes enfants et on pourrait être en famille ! »
Angela observe la difficulté de circuler dans les chambres de l’hôtel à cause de la place que les rares meubles occupent dans ce minuscule espace. Aussi, le lit finit-il par avoir de multiples usages. Il est à la fois un bureau pour faire les devoirs, une table pour manger, un canapé, un tapis…
- Lorsqu’une mère prend l’initiative d’équiper la chambre d’hôtel d’une petite table pour que sa fille puisse y faire ses devoirs, on la somme de la retirer immédiatement parce que « c’est contre le règlement ». La mère présente alors au gérant une ordonnance médicale attestant que l’enfant a besoin, pour des raisons de santé, de pouvoir faire ses devoir en étant assise correctement à une table. Malgré cela, elle essuie un nouveau refus. La mère et la fille encaissent cette nouvelle humiliation.
Certaines chambres sont équipées de douches, d’autres non. Quand les douches et toilettes sont collectifs, certains parents craignent le partage de l’intimité de leurs enfants avec des inconnus. Comment accepter de laisser son enfant aller seul prendre sa douche dans ces conditions ?
Des gestes de soutien mutuel
Dans l’hôtel où vit Carine, les familles qui sont là depuis longtemps sont aux deux derniers étages. Même si elles répètent souvent que « la vie est dure », que « la vie est misérable », ces familles déploient leurs efforts pour resserrer les liens entre elles. En vivant ensemble, elles inventent constamment de nouvelles formes de soutien mutuel.
Dans la petite cuisine, les femmes font parfois le repas ensemble et s’apprennent des recettes les unes aux autres. Une des résidentes récupère du pain invendu à la boulangerie du coin pour le distribuer aux mineurs qui sont seuls et aux autres habitants de l’hôtel.
- Un jour, Carine conduit une de ses voisines à la maternité. Quand, de retour à l’hôtel, elle montre la photo du bébé, les familles célèbrent la naissance de l’enfant. « C’était vraiment la fête, c’était merveilleux ! », se souvient Carine. Peu après, cette mère a des problèmes de santé et ne peut offrir tous les soins à son enfant. Aussitôt, d’autres femmes se mobilisent. Elles demandent à leurs enfants les plus âgés de garder les plus petits. Puis, elles s’alternent pour aider la jeune mère et la guider dans les gestes de soins du bébé, comme par exemple donner le bain. Pendant ce temps, une autre femme se débrouille pour lui acheter les médicaments dont elle a besoin à la pharmacie.
Un combat commun
Erwan Le Mener se réfère à une forme d’accueil « multiséculaire des pauvres et des migrants » en France, qui se répète dans le temps. L’hébergement dans des hôtels n’ayant pas les conditions d’accueillir des familles était pourtant censé disparaître. Or, il est encore aujourd’hui une modalité d’hébergement de familles très pauvres. Cet auteur observe aussi l’entrée en scène de nombreux nouveaux acteurs dans ce secteur, semble-t-il, plus lucratif que l’hôtellerie classique.
En tout temps, on invente donc des abris spécifiques réservés aux personnes qui vivent dans la misère. Les migrants qui ouvrent la porte d’un hôtel social ou qui vivent dans la rue s’enfoncent peu à peu dans l’extrême pauvreté. Ces personnes vivent des situations qui font écho à ce que vivent les personnes du Quart Monde. Les unes comme les autres aspirent à être reconnues comme des citoyens à part entière qui veulent être entendus et pouvoir participer à un monde commun.